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mercredi 20 février 2019

« LA LUTTE CONTRE L’ANTISÉMITISME N’AURAIT RIEN À GAGNER À LA RÉSURRECTION DU DÉLIT D’OPINION »

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L'ACADÉMICIEN ALAIN FINKIELKRAUT A ÉTÉ L'OBJET
D'INSULTES ANTISÉMITES EN MARGE D'UNE
MANIFESTATION DES "GILETS JAUNES"
À PARIS LE 16 FÉVRIER 2019.
PHOTO EDMOND SADAKA/SIPA
L’agression contre Alain Finkielkraut est bien antisémite, mais l’opposition à une pensée politique, en l’occurrence le sionisme, ne doit pas constituer un délit, défend le journaliste et essayiste Dominique Vidal dans une tribune au « Monde ».
Dominique Vidal
Tribune. 
À quiconque aurait oublié ce que signifie le mot provocation, l’agression verbale de certains « gilets jaunes » contre Alain Finkielkraut, samedi 16 février, à Paris, rafraîchit la mémoire. Une poignée de voyous racistes le conspuent, avec des insultes parfaitement audibles sur les vidéos de l’incident : « Sale sioniste », mais aussi « Sale juif », « Sale race », « La France est à nous »… Le dimanche, quelques idiots utiles, au lieu de condamner sans appel l’agression, pinaillent sur son caractère antisémite, comme si les voyous n’avaient pas, à l’instar de Dieudonné et de Soral, recouru au vocabulaire antisioniste pour échapper à la justice – ce qui condamne le procédé, pas l’antisionisme. Et le lundi, Sylvain Maillard, le député LRM qui préside le groupe de l’Assemblée sur l’antisémitisme, propose que celle-ci adopte une loi – ou une résolution – interdisant l’antisionisme.

Au-delà de l’exploitation cynique de l’événement, voilà une conséquence de l’étrange amalgame fait par le président de la République dans son discours du 16 juillet 2017, lors de la commémoration du 75ème anniversaire de la rafle du Vel’ d’Hiv, entre antisémitisme et antisionisme. Etrange, car qu’y a-t-il de commun entre un délit puni par les lois, comme toutes les autres formes de racisme, et une opinion, qu’on peut partager ou contester, mais qui relève du débat d’idées ? Depuis quand la critique d’une pensée politique, en l’occurrence celle de Theodor Herzl, le fondateur du sionisme, constitue-t-elle un crime ?

Dans ce débat pipé d’emblée, tout le monde oublie l’histoire. Confronté aux pogroms de Russie, puis à l’affaire Dreyfus, Herzl estime que les juifs ne peuvent pas s’intégrer dans les sociétés où ils vivent et doivent donc se rassembler dans un Etat en Palestine – dont 90 % des habitants sont arabes. Adopté par le premier Congrès sioniste de Bâle en 1897, le projet sioniste d’État juif est adoubé vingt ans plus tard par le Royaume-Uni, avec la déclaration Balfour. Il n’en est pas moins rejeté par l’écrasante majorité des juifs jusqu’à la seconde guerre mondiale. Sur 3,5 millions de juifs qui quittent l’Europe entre 1881 et cette dernière, la plupart gagnent les États-Unis ; seuls 420 000 se trouvent en Palestine en 1939, soit moins de 3 % de la population juive mondiale.
« Tous les juifs qui, depuis cent vingt ans, n’ont pas répondu aux appels sionistes, ou leur ont même tourné le dos, seraient-ils antisémites ? »
Après le génocide, des millions d’autres gagneront Israël, vidé du gros de ses Palestiniens : survivants de la Shoah, juifs arabes, soviétiques. Pour le plus grand nombre, il ne s’agit pas d’un « choix sioniste », mais de la seule solution possible. Et soixante et onze ans après la création d’Israël, l’État hébreu ne rassemble que 6 millions de juifs, contre 10 millions qui ont choisi de rester dans leur patrie, de longue ou fraîche date. Enfin, en 2019, entre 600 000 et 1 million de citoyens israéliens ne vivent pas dans leur État. Tous ces juifs qui, depuis cent vingt ans, n’ont pas répondu aux appels sionistes, ou leur ont même tourné le dos, seraient-ils antisémites ?

L’engrenage du totalitarisme

Ce raisonnement historiquement absurde fonde une opération liberticide. La chose ne serait pas aussi grave qu’on pourrait en rire : imaginons les communistes exigeant l’interdiction de l’anticommunisme, les gaullistes celle de l’antigaullisme ou les libéraux celle de l’altermondialisme. Le député Sylvain Maillard le mesure-t-il ? Son projet met le doigt dans l’engrenage du totalitarisme. Les citoyens de ma génération n’ont pas oublié les censeurs qui, tous les soirs, caviardaient les journaux du temps de la guerre d’Algérie…

Le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), à l’origine de ce projet, veut-il rétablir la censure, afin de museler les voix critiques qui dénoncent la radicalisation de Benyamin Nétanyahou et de ses alliés ou rivaux ? Selon l’IFOP, 57 % des Français ont « une mauvaise image d’Israël », 69 % « une mauvaise image du sionisme » et 71% estiment que Tel-Aviv porte « une lourde responsabilité » dans l’impasse des négociations [enquête de mai 2018 réalisée pour l’Union des étudiants juifs de France].

Je n’ai donc pas été surpris de la dernière prise de position du président de la République. L’exécutif ne peut ni s’opposer de front à l’opinion ni cautionner un projet qui serait sans doute retoqué par le Conseil constitutionnel. La lutte intransigeante contre l’antisémitisme n’aurait rien à gagner à la résurrection du délit d’opinion. Et la République aurait tout à y perdre.

Dominique Vidal est l’auteur d’« Antisionisme = antisémitisme ? Réponse à Emmanuel Macron » (Libertalia, 2018)