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mardi 24 mars 2020

GIORGIO AGAMBEN : « L’ÉPIDÉMIE MONTRE CLAIREMENT QUE L’ÉTAT D’EXCEPTION EST DEVENU LA CONDITION NORMALE »

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 GIORGIO AGAMBEN, EN 2018.
PHOTO LEONARDO CENDAMO. LEEMAGE
Dans un entretien au « Monde », le philosophe italien critique la mise en place de mesures  sécuritaires hors norme supposant qu’il faut suspendre la vie pour la protéger.
Propos recueillis par Nicolas Truong
6Temps de Lecture 6 Min
 GIORGIO AGAMBEN, VENISE, MARS 2002
PHOTO ULF ANDERSEN - AFP
Philosophe italien de renommée internationale, Giorgio Agamben a notamment élaboré le concept d’«état d’exception » comme paradigme du gouvernement dans sa grande œuvre de philosophie politique Homo Sacer (Seuil, 1997-2005). Dans le sillage de Michel Foucault, mais aussi de Walter Benjamin ou d’Hannah Arendt, il a mené une série d’enquêtes généalogiques sur les notions de  « dispositif » et de « commandement », élaboré les concepts de « désœuvrement », de « forme de  vie » ou de « pouvoir destituant ». Intellectuel de référence de la mouvance des « ingouvernables »,  Giorgio Agamben a publié une tribune dans le journal Il Manifesto (« Coronavirus et état  d’exception », 26 février) qui a suscité des critiques parce que, s’appuyant sur les données sanitaires  italiennes d’alors, il s’attachait à la défense des libertés publiques en minimisant l’ampleur de  l’épidémie. Dans un entretien au Monde, il analyse « les conséquences éthiques et politiques  extrêmement graves » qui découlent des mesures sécuritaires mises en œuvre a fn de juguler la pandémie.


Dans un texte publié par « Il Manifesto », vous avez écrit que la  pandémie mondiale de Covid-19 était « une supposée épidémie », rien d’autre qu’« une sorte de grippe ». Au regard du nombre de victimes et de la rapidité de la propagation du virus, notamment en Italie, regrettez-vous ces propos ?

PHOTO IL MANIFESTO
Je ne suis ni virologue ni médecin, et dans l’article en question, qui date d’il y a un mois, je ne faisais  que citer textuellement ce qui était à l’époque l’opinion du Centre national de la recherche italien.  Mais je ne vais pas entrer dans les discussions entre les scientifques sur l’épidémie ; ce qui  m’intéresse, ce sont les conséquences éthiques et politiques extrêmement graves qui en découlent.

« Il semblerait que, le terrorisme étant épuisé comme cause de  mesures d’exception, l’invention d’une épidémie puisse offrir le  prétexte idéal pour étendre (les mesures d’exception) au-delà de  toutes les limites », écrivez-vous. Comment pouvez-vous  soutenir qu’il s’agit d’une « invention » ? Le terrorisme tout comme une épidémie ne peuvent-ils pas conduire à des politiques sécuritaires, que l’on peut juger inacceptables, tout  en étant bien réels ?

Quand on parle d’invention dans un domaine politique, il ne faut pas oublier que cela ne doit pas  s’entendre dans un sens uniquement subjectif. Les historiens savent qu’il y a des conspirations pour ainsi dire objectives, qui semblent fonctionner en tant que telles sans qu’elles soient dirigées par un sujet identifiable. Comme Michel Foucault l’a montré avant moi, les gouvernements sécuritaires ne  fonctionnent pas nécessairement en produisant la situation d’exception, mais en l’exploitant et en la  dirigeant quand elle se produit. Je ne suis certainement pas le seul à penser que pour un  gouvernement totalitaire comme celui de la Chine, l’épidémie a été le moyen idéal pour tester la  possibilité d’isoler et contrôler une région entière. Et qu’en Europe l’on puisse se référer à la Chine  comme un modèle à suivre, cela montre le degré d’irresponsabilité politique dans lequel la peur nous  a jetés. Il faudrait s’interroger sur le fait au moins étrange que le gouvernement chinois déclare tout à  coup close l’épidémie quand cela lui convient.

Pourquoi l’état d’exception est-il, selon vous, injustifié, alors que  le confinement apparaît aux yeux des scientifiques comme l’un  des principaux moyens d’enrayer la propagation du virus ?

Dans la situation des confusions babéliques des langages qui nous caractérisent, chaque catégorie  poursuit ses raisons particulières sans tenir compte des raisons des autres. Pour le virologue, l’ennemi à combattre, c’est le virus ; pour les médecins, l’objectif est la guérison ; pour le  gouvernement, il s’agit de maintenir le contrôle, et il est bien possible que je fasse la même chose en  rappelant que le prix à payer pour cela ne doit pas être trop élevé. Il y a eu en Europe des épidémies bien plus graves, mais personne n’avait pensé pour cela à déclarer un état d’exception comme celui qui, en Italie et en France, nous empêche pratiquement de vivre. Si l’on tient compte du fait que la maladie n’a touché pour l’instant en Italie que moins de l’un sur mille de la population, on se  demande ce que l’on ferait si l’épidémie devait vraiment s’aggraver. La peur est une mauvaise  conseillère et je ne crois pas que transformer le pays en un pays pestiféré, où chacun regarde l’autre  comme une occasion de contagion, soit vraiment la bonne solution. La fausse logique est toujours la  même : comme face au terrorisme on affirmait qu’il fallait supprimer la liberté pour la défendre, de  même on nous dit qu’il faut suspendre la vie pour la protéger.
              
N’assiste-t-on pas à la mise en place d’un état d’exception  permanent ?

Ce que l’épidémie montre clairement, c’est que l’état d’exception, auquel les gouvernements nous ont  depuis longtemps familiarisés, est devenu la condition normale. Les hommes se sont tellement habitués à vivre dans un état de crise permanente qu’ils ne semblent pas s’apercevoir que leur vie a été réduite à une condition purement biologique et a perdu non seulement sa dimension politique, mais aussi toute dimension humaine. Une société qui vit dans un état d’urgence permanent ne peut pas être une société libre. Nous vivons dans une société qui a sacrifié sa liberté aux prétendues « raisons de sécurité » et s’est ainsi condamnée à vivre sans cesse dans un état de peur et d’insécurité.

En quel sens vivons-nous une crise bio politique?

La politique moderne est de fond en comble une bio politique, dont l’enjeu dernier est la vie  biologique en tant que telle. Le fait nouveau est que la santé devient une obligation juridique à  remplir à tout prix.

Pourquoi le problème n’est-il pas, selon vous, la gravité de la  maladie, mais l’écroulement ou l’effondrement de toute éthique  et de toute politique qu’elle a produit ?

La peur fait apparaître bien des choses que l’on feignait de ne pas voir. La première est que notre  société ne croit plus à rien d’autre qu’à la vie nue. Il est pour moi évident que les Italiens sont disposés à sacrifier pratiquement tout, leurs conditions normales de vie, les rapports sociaux, le  travail, et même les amitiés, les affects et les convictions politiques et religieuses, au danger de se  contaminer. La vie nue n’est pas quelque chose qui unit les hommes, mais qui plutôt les aveugle et le sépare. Les autres hommes, comme dans la peste décrite par Manzoni dans son roman Les Fiancés, ne sont plus que des agents de contagion, qui doivent être maintenus au moins à un mètre de distance et emprisonnés s’ils s’approchent un peu trop. Même les morts – c’est vraiment barbare – n’ont plus  droit aux funérailles, et on ne sait pas trop bien ce qu’il en est de leurs cadavres.

Notre prochain n’existe plus et il est vraiment effarant que les deux religions qui semblaient régir  l’Occident, le christianisme et le capitalisme, la religion du Christ et la religion de l’argent, gardent le silence. Qu’en est-il des rapports humains dans un pays qui s’habitue à vivre dans des telles conditions ? Et qu’est-ce qu’une société qui ne croit plus qu’à la survie ?

C’est un spectacle vraiment attristant de voir une société tout entière, face à un danger d’ailleurs  incertain, liquider en bloc toutes ses valeurs éthiques et politiques. Quand tout cela sera passé, je sais  que je ne pourrai plus revenir à l’état normal.

Comment sera, selon vous, le monde d’après ?

Ce qui m’inquiète, ce n’est pas seulement le présent, mais aussi ce qui viendra après. Tout comme les  guerres ont laissé en héritage à la paix une série de technologies néfastes, il est bien probable que l’on cherchera à continuer après la  fin de l’urgence sanitaire les expériences que les gouvernements n’avaient pas encore réussi à réaliser : que l’on ferme les universités et que les cours se fassent en  ligne, que l’on cesse une fois pour toutes de se réunir pour parler des questions politiques ou  culturelles et qu’on échange uniquement des messages digitaux, et que partout il soit possible que les machines remplacent tout contact, toute contagion, entre les humains.
 ILLUSTRATION YANN LEGENDRE