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lundi 9 mars 2020

LES FEMMES AU CŒUR DU SOULÈVEMENT POPULAIRE CHILIEN

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PHOTO ESTEBAN FELIX AP
Le soulèvement populaire qui ébranle le Chili depuis le 18 octobre dernier est exceptionnel par son ampleur, son intensité et sa durée.

Marcos Ancelovici
Provoqué au départ par l’augmentation du prix du métro de Santiago, la capitale du Chili, il déborde bien plus largement depuis et se caractérise par la critique, voire le rejet, des partis politiques, des institutions et du modèle néolibéral hérité de la dictature d’Augusto Pinochet.

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Malgré la grande diversité des griefs et des revendications, le mouvement féministe constitue indéniablement une des principales forces sociopolitiques transversales dans laquelle se reconnaît une grande partie de la population.

Dimanche le 8 mars, des centaines de milliers de personnes (un million selon les organisateurs) ont manifesté dans les rues de Santiago et des manifestations ont eu lieu dans plus de 45 villes à travers le pays.

En tant que spécialiste des mouvements sociaux, je m’intéresse particulièrement à la capacité du mouvement féministe à redéfinir les problèmes sociopolitiques. Je suis le mouvement féministe chilien à la suite de ma participation à la Mission québécoise et canadienne d’observation des droits humains au Chili, qui s'est déroulée au Chili du 18 au 27 janvier 2020. Un rapport est en préparation.

Les femmes au cœur des luttes


Le rôle central des femmes dans les luttes sociales n’est pas nouveau. Par exemple, les femmes des quartiers populaires étaient au cœur des « protestas » des années 1983-84 et les chevilles ouvrières de la lutte pour les droits humains durant la dictature. Plus récemment et suite aux mobilisations étudiantes de 2011, on a assisté à une multiplication de collectifs féministes tandis que certaines dirigeantes étudiantes, comme les militantes communistes Camila Vallejo et Karol Cariola, devenaient des figures centrales de la politique chilienne.


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Enfin, le mouvement féministe chilien bénéficie du momentum des mobilisations contre les féminicides et pour le droit à l’avortement qui secouent toute l’Amérique latine, du Mexique à l’Argentine. Ainsi, le 8 mars 2019, près de 200 000 personnes ont répondu à l’appel des organisations féministes et manifesté dans le centre de Santiago.

Depuis le début du soulèvement du 18 octobre, les femmes sont omniprésentes dans les cortèges et les assemblées. De même, les étudiantes du secondaire étaient parmi les premières à sauter les tourniquets du métro et à participer aux actions de fraude collective qui ont lancé le soulèvement. Tandis que les banderoles des partis politiques sont écartées des manifestations, les symboles féministes — notamment le foulard vert pour le droit à l’avortement, popularisé par les féministes argentines — sont repris et portés fièrement. Les rues de Santiago débordent de murales et de graffitis féministes dénonçant les violences sexuelles et le patriarcat.

Le 25 novembre 2019, lors de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, alors que les mobilisations commençaient à baisser un peu d’intensité, le collectif féministe Lastesis, de la ville côtière de Valparaiso, a lancé la chorégraphie « Un violador en tu camino » (« Un violeur sur ton chemin »), qui est rapidement devenue virale et a contribué à mettre la question des violences sexuelles au cœur du soulèvement et des débats.

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La performance de Lastesis, qui interpelle directement la police, le système judiciaire et l’État, est le produit des mobilisations et des recherches des mouvements féministes latino-américains. En effet, ce collectif de quatre femmes s’est inspiré des travaux de l’anthropologue féministe argentine Rita Laura Segato, qui distingue l’interpellation féministe latino-américaine de celle des pays du Nord. Comme Segato l’explique en entrevue :
MeToo est une énonciation à partir du « mot » anglo-saxon, aux États-Unis. En Amérique latine, avant même #MeToo, il y avait eu « Ni Una Menos » [« Pas une de moins », qui dénonce les féminicides] qui part du « nous », de la société. Ce sont deux énoncés aux structures totalement différentes, destinés à des interlocuteurs différents et dans des pays dotés de leur propre histoire. Ce que nous voyons en Amérique latine, c’est l’émergence d’une politisation féminine, d’un nouveau type de participation politique qui n’a rien à voir avec ce que faisaient, auparavant, les partis, les syndicats, les mouvements collectifs. Il s’agit d’un mouvement beaucoup plus libertaire qui fait de la politique de manière plus viscérale et dont l’une des formes les plus réussies est celle de Lastesis.
La performance de Lastesis s’est également traduite par la création d’un nouveau parti politique explicitement féministe — le Parti Alternative Féministe (PAF) — qui entend peser sur le processus constituant initié par le gouvernement suite à un pacte signé avec la plupart des partis d’opposition le 15 novembre dernier.

La grève générale féministe


Malgré certaines divergences, liées notamment à la stratégie qu’il convient d’adopter face à l’État et au processus constituant, le mouvement féministe chilien s’est entendu sur la pertinence et la nécessité d’une grande manifestation le 8 mars – manifestation qui a d'ailleurs regroupé plus d'un million de personnes à Santiago – mais aussi d'une grève générale féministe le 9 mars prenant en compte tout le travail productif et reproductif.

À la suite du grand succès des mobilisations du 8 mars 2019, ce mode d’action s’est imposé lors de la « 2e Rencontre plurinationale de celles qui luttent » (II Encuentro Plurinacional de las que Luchan), un sommet international qui a eu lieu à Santiago du 10 au 12 janvier dernier et auquel ont participé plus de 3000 féministes de 28 pays.

Une autre journée d’actions et de manifestations est prévue pour le 11 mars, date marquant le deuxième anniversaire de l’arrivée au pouvoir du président Sebastián Piñera.

Ces mobilisations dénoncent la « précarisation de la vie », faisant ainsi le lien avec les inégalités sociales, ainsi que les violations de droits humains et insistent sur les violences « politico-sexuelles ». Celles-ci visent non seulement les femmes et les minorités sexuelles, mais aussi particulièrement les militantes afin de dissuader la participation politique des femmes.

Rappelons d’ailleurs que selon les chiffres de l’Institut national des droits humains — organisme de référence, mais qui sous-estime l’ampleur des violations de droits humains — il y a eu 192 cas de violence sexuelle recensés entre le 18 octobre 2019 et le 31 janvier 2020 (mises à nue, attouchements, viols). De plus, plusieurs femmes ont été assassinées dans des circonstances troublantes (c’est notamment le cas de Daniela Carrasco, dite « La Mimo », retrouvée pendue, après avoir été violée et torturée, le 20 octobre 2019 ; elle avait été arrêtée la veille par la police).

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Enfin, le mouvement féministe a réussi à faire de l’égalité de genre une dimension centrale du processus constituant en cours. La semaine dernière, le 4 mars, le congrès chilien a ainsi voté une réforme garantissant que la convention constituante, qui devrait découler du plébiscite du 26 avril sur un changement de constitution, soit paritaire. Une première mondiale, mais aussi un pas de géant dans un pays conservateur comme le Chili, où le divorce n’a été légalisé qu’en 2004.

Malgré les nombreux obstacles qui demeurent et la profonde incertitude qui règne, le mouvement féministe chilien a d’ores et déjà réussi à repousser les limites du débat politique.