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Sur la queue du continent, au bout de la cordillère des Andes, Punta Arenas, dernière ville chilienne avant les glaces, est une cité sans charme du 53e parallèle. Comme si l’envoûtement de la nature à venir, au-delà du détroit de Magellan, ne pouvait avoir d’équivalent urbain à proximité. Fondée au XIXe siècle, les rues de la ville sont dénuées de monuments, esseulées, mornes et dramatiques. Larry Clark pourrait tourner dans ce périmètre où à peu près rien ne se passe.
Ce territoire étrange est dominé par le vent, et la tempête qui finit toujours par revenir. La légende dit que les chats volent parfois. La température moyenne annuelle tourne autour de six degrés. On sent comme une grande fatigue partout jusqu’à ce qu’à ce que les soirs de week-end arrivent, et que les rues s’éveillent. Il y a des graffitis d’amour, des affiches de concerts de hard rock sans grosses pointures, de belles motos et des panneaux d’alerte au tsunami, des danseurs de cueca chaussés de bottes à éperons, de jolies filles en robe traditionnelle à volants. Le mercado de la ville sent autant le congre que les plats trop gras des micro restaurants plein à craquer. On y vend des souvenirs made in China et des pulls pour enfants tricotés maison avec un pingouin en guise de blason.
Au port, le Stella Australis se prépare à filer vers la pointe sud du globe. Il accueille
210 passagers, ce qui est peu en comparaison des énormes paquebots « de croisière » qu’on voit sous les tropiques.
Quand sonne le départ, la terre australe est plongée dans un flot gris de mine de plomb. Le vent s’infiltre partout. On rentre les mains dans les poches. On se met à l’abri à regret. Le navire bleu et blanc quitte la ville en fin d’après-midi, pour 2 100 kilomètres de routes fluviales sans communication (pas d’Internet, pas de télévision, pas de téléphone et aucune habitation avant l’arrivée à Ushuaïa). L’époque des grands voiliers est révolue sauf pour les vrais navigateurs qui aiment se faire peur. à bord, pas de luxe outrancier même si tout est impeccable. Les cabines sont simples et chaudes comme on en rêve, de retour d’une balade au froid des ponts. La discipline et l’ordre règnent. Mais la décontraction latine mêlée à la rigueur navale donne à l’ensemble un goût de bon cocktail, parfaitement dosé, à l’ancienne. La croisière existe depuis dix-huit ans. Le groupe appartient à une holding familiale chilienne qui semble connaître son affaire. Depuis le cinquième pont (le plus haut), l’eau est calme mais sombre et sans pitié. Des nuages de plus en plus noirs annoncent la tombée du jour. La mer – car tout le monde dit mer – devient gris anthracite. L’épaisseur des nuages a raison des astres. Aucune étoile ne passera cette nuit-là. Le vent est en place. Les rugissants, féroces, épuisent les yeux, la peau, les muscles. C’est l’une des signatures de l’Antarctique tout proche.
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Jour 2
à l’heure où le soleil finit par se lever de ce côté de la terre, il est 5 h 53. Le détroit de Magellan est déjà derrière nous. à travers les hublots, le spectacle est pictural, jamais opaque mais bel et bien abstrait. L’écume des vagues ressemble à la cime blanche des montagnes qui jalonnent des kilomètres de canaux que le bateau suit. Les distances
sont erronées. à tribord, la terre semble à 500 mètres, à bâbord, à une petite centaine. Les montagnes ont l’air de ne pas dépasser les 1 000 mètres d’altitude. Mais on se trompe – l’effet d’optique. Certains sommets pointent en réalité à 2 300 mètres. La neige les recouvre. à peine le temps de se faire à ce nouveau cadre que les forêts froides, les dernières avant le pôle, apparaissent à l’horizon. L’eau est à cinq degrés, l’air à huit dans le détroit, à six au cap Horn, à onze à Ushuaïa qu’on découvrira bientôt. Mais la brise fait voler les thermomètres.
Et l’érosion est partout à l’œuvre. Il n’y a pas si longtemps, le glacier Marinelli se dressait dans la baie d’Ainsworth. Il a perdu treize kilomètres en cent ans. Les zodiacs du navire déposent les voyageurs volontaires, équipés de gilet de sauvetage, dans cette anse où les éléphants de mer viennent se reproduire. La forêt n’est faite que d’arbres inconnus, de végétations extrêmes. La nature des lieux mute toujours selon le même processus : la mousse recouvre les rochers d’où finissent par sortir de vrais arbres maigres qui l’emportent quand même sur le glacier. Le sol est jaune, rose, vert, saumon. à part les chincols, des oiseaux roux et gris, les lieux sont déserts. Même les insectes semblent avoir abandonné la partie. Le cadre est bien trop âpre à investir, bien que l’air soit plus pur que sur n’importe quel autre territoire où l’on ira. On apprend que
les castors, invisibles, font des ravages. Introduits en 1947, ils étaient une cinquantaine au départ, et dépassent les cent mille aujourd’hui. Sans prédateurs comme au nord de l’Amérique, ils marquent leur
passage où bon leur semble, croquent des arbres centenaires en cinq minutes, qui en chutant font dévier les cours d’eau, les cascades, le chemin des racines, et créent ainsi d’autres bas-reliefs.
Dans le passé, des tribus amérindiennes ont vécu dans l’extrême sud de ce continent, décimées ensuite par les conquêtes, les maladies, l’alcool. Certains vivaient et chassaient nus en toute saison, à la poursuite ou en compagnie des guanacos, une sorte de lama sauvage. D’autres, comme les Yagans, choisissaient la pêche, nus toujours, envoyant les femmes piquer le poisson au fond de l’eau après s’être enduites le corps d’huile de baleine. La Terre de Feu et son fameux détroit de 600 kilomètres, découvert au XVIe siècle par Fernand de Magellan, ont vu des milliers de cartographes, géographes ou naturalistes, comme Charles Darwin au XIXe siècle, se suivre sur ses eaux. Les expéditions duraient parfois dix longues années. Le scientifique anglais Darwin a donné son nom à la cordillère qui arrive ici. Un vent mesquin laisse place à la pluie qui s’efface devant un soleil zénithal qui décline face aux nuages qui finissent eux-mêmes par disparaître… Le tout en moins de deux heures. La nature n’est pas raisonnable.
Le mistletoe, un drôle de gui local, vert et jaune fluo, pousse partout. En Patagonie comme en France, s’embrasser sous ses branches garantit « l’amour toujours ».
Le paquebot repart au sud. En fin d’après-midi, les embarcations tournent autour des pingouins et des cormorans installés sur les îlots Tucker chaque année quoi qu’il arrive. La Terre de Feu est à quelques dizaines de kilomètres. Le voyage devient une grande respiration, une coupure radicale avec le monde terrestre. Des montagnes enneigées succèdent à d’autres montagnes enneigées puis à des falaises couvertes d’arbres. Mais rien n’est jamais identique. Entre le 53e et le 56e parallèle, il n’y a pas d’avant, pas d’après, pas de Paris, pas d’Europe, pas de connexion et plus d’humains, en dehors des compagnons de route.
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Sur le bateau, les cocktails à volonté, les bingos, le karaoké version latine, les dîners toujours à la même table, la vente aux enchères finale donnent à l’ensemble un air décalé que la Vie aquatique de Wes Anderson n’a qu’effleuré, et que David Foster Wallace a si imparablement pointé dans l’une des nouvelles d’Un truc soi-disant super auquel on ne me reprendra pas. Les repas, le pain comme les pâtisseries trop grasses sont faits à bord. Pas de congélation. Le vin change à chaque fois. Le service est chic et désuet comme le veut l’exercice, même si on n’est pas dans un Agatha Christie. On pourrait boire des litres de café, dormir éveillé, se saouler toute la journée, mais l’ivresse servirait à quoi ?
Le grand calme des cabines finit généralement par influer sur les rendez-vous quotidiens avec les autres voyageurs. Loin du monde, on encaisse les vues magiques. On dort peu, on se réveille à l’aube. Le lever du soleil n’a d’égal que son coucher. Les nuages sont plus bas et plus profonds que nulle part ailleurs. Les photographies se révèlent graineuses. Avant que le réveil ne sonne pour tout le monde, les ponts sont déserts, les couloirs vides. L’atmosphère des salons est parfois lente et sourde, parfois ivre et hilare. Dehors, le bleu marine tient la note jusqu’à ce que le soleil prenne le pas sur le reste.
Un vieil album de Sade passe de temps en temps, transformée en musique d’ascenseur pour salle de bar à la moquette étoilée, aux grandes vitres tachées de sel.
Après deux jours de mer, le bateau se retrouve, en pleine nuit, exposé au Pacifique. On sort de l’Archipel – ce sera la seule et unique fois – et ça produit son effet. Autour du navire, pas de canaux protecteurs trente minutes durant. Les vagues font trois ou quatre mètres ce qui suffit à réveiller tout le monde. Les lits tanguent, les objets glissent et tombent. Depuis la cabine au hublot pas tout à fait carré, on ne voit qu’un noir effrayant et l’écume floue des vagues.
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Jour 3
Au moment du petit-déjeuner, les nuits courtes laissent des traces sur le visage des passagers, à qui il ne viendrait pourtant pas à l’idée de se plaindre. De retour dans les terres, le glacier Pia apparaît comme dans un long travelling de cinéma. Le bleu, presque aigue-marine, de cette énorme masse glacée et ses crevasses de
13 000 km2 n’est qu’un effet d’optique. C’est la seule couleur à avoir assez de puissance pour ne pas être absorbée mais reflétée. Les échos d’une énorme explosion de dynamite font sursauter les passagers. Le bruit provient de la glace elle-même qui s’éventre de l’intérieur. à la surface, rien ne bouge jusqu’à ce que, tout à coup, un bloc s’effondre. Des morceaux de glace traînent sur l’eau, donnant un air postapocalyptique. Les rochers, constitués de granit et de quartz réunis sous la pression, ont l’apparence d’une écorce d’arbre grise et noire ou d’un marbre bizarre. Cette excursion jusqu’à ces rochers, comme les autres, est à placer dans la catégorie cool, pas plus de deux heures, avec chocolat chaud whisky à l’arrivée – on s’y fait très bien.
Jour 4
Le lendemain, le cap Horn arrive enfin. Le soleil s’est levé à 4 h 53. Le morceau Retrograde de James Blake s’impose face au bleu sombre et au noir des flots. La nuit est encore là, le jour aussi. ça subjugue, ça affole et finalement ça apaise. Tout se confond et change en quelques minutes, l’eau, son cadre, la lumière, la température.
Des milliers de bateaux se sont perdus dans cette zone avant que le canal de Panama offre un trajet moins inhumain aux marins modernes. La ville de Hoorn au Pays-Bas, d’où le cap tire son nom, est bien lointaine. Le cap Horn chilien est une île longue de six kilomètres, tout en bas de l’Amérique du sud. Son sommet culmine à 500 mètres. Pas un arbre à l’horizon. Le ciel est bas, blanc, dur. Il est rarement bleu par ici. Les passagers trépignent face au joyau qu’ils rêvaient de fouler, et sur lequel on a, ce jour-là, le droit de grimper. Au bout d’une longue rampe de bois qui mène au pic, une grande statue de métal s’ouvre sur un albatros. C’est presque aussi vilain qu’une sculpture d’autoroute. Le monument rend hommage aux marins qui périrent ici-bas. Des plaques de marbre usées sont gravées d’odes poétiques à la nature. Cachés derrière un relief, le phare et sa maison rouge est perdue, tragique, dramatique. Le gardien et sa famille vivent sur le cap une grande partie de l’année mais les derniers ont dû partir il y a quelques semaines pour raisons médicales. Deux officiers de la marine chilienne, en uniforme, veste et casquette, attendent que les jours passent. Ils aimeraient être ailleurs. La solitude et le bout du monde ne sont pas toujours de bonne compagnie. Ils resteront à leur poste encore huit semaines et ne cachent guère leur mélancolie.
à l’intérieur du phare, des drapeaux ont été punaisés aux murs comme des reliques dédicacées à cette terre qui a résisté à toutes les rafales. La pointe de l’Atlantique et celle du Pacifique dessinent autour de nous un entonnoir fatal. On quitte le cap Horn au moment où les mains gèlent. La pluie s’en mêle. Les zodiacs s’agitent. De retour dans le grand calme du parc national Agostini, le bateau longe l’île Navarino, des dauphins s’incrustent sur la route.
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L’après-midi même, la Patagonie de la pampa argentine n’est pas loin. La baie de Wulaia joue les indices. à la descente du zodiac, à l’heure de la dernière excursion, on pense en touriste présomptueux qu’on a déjà vu ces paysages d’herbes folles, jaunies, à hauteur d’épaule. Mais grimper dans une forêt de coihues, ces cousins des hêtres de l’hémisphère nord, clôt la conversation. Deux petites îles flottent dans la baie. Elles ont été offertes à Cristina Calderón, aujourd’hui âgée de 85 ans, et à son fils, qui sont les deux derniers habitants Yagans de ce monde verdoyant. Le panorama sur la baie, les montagnes au loin, les îles au premier plan, le ciel et ses nuages qui se reflètent dans une étendue d’eau immense et calme rend niais, silencieux, presque romantique. ça pourrait être la Suisse ou le Montana mais c’est encore plus beau que la Suisse et le Montana. Les milliardaires américains s’offrent des parts gigantesques de ces terres bénies des dieux. Douglas Tompkins, patron écolo-citoyen de The North Face et Esprit, a par exemple acquis près d’un million d’hectares plus au nord, à cheval sur les deux pays, Chili et Argentine.
Il n’est plus question de tempête, de houle, de vent gelé. Ushuaïa et ses 40 000 habitants, la terre donc, seront là à minuit. La nostalgie, on n’y peut rien, s’empare des occupants du bateau. Les fumeurs de cigarettes traînent plus longtemps dehors. Les adieux du capitaine et de son équipage annoncent la fin qu’on ne veut pas voir sonner.
Jour 5
De retour à terre, la marche n’est pas aisée, le sol est mouvant, la tête tourne encore. On tangue. Ce n’est pas le mal de terre, c’est le décalage, l’oubli des codes, la civilisation terrestre disparue et à nouveau si proche.
Dans les rues d’Ushuaïa, vers une heure du matin, on croise des hipsters, des fans d’indie rock, en route ou de retour du pub de la ville plein à craquer. On y boit du Fernet mélangé à du Coca-Cola, ce qui donne un équivalent du Piscola chilien (le Pisco, étant un brandy local et le Coca, qu’on met vraiment partout). La rue principale, avec ses boutiques de vêtements et de gadgets, ressemble à celle d’une station de ski.
Des sigles Mötley Crüe sont tagués sur des murs, un « Justicia » se répète, un message dit « Todos con Cristina ». La présidente Cristina Kirchner s’est fait opérer du cerveau le matin même. On apprend que Patrice Chéreau est mort, que l’Amérique est toujours bloquée, qu’Alain Delon est bien d’un autre bord, que la France approche. Le lever de soleil dure quelques minutes. Le rouge mystique du ciel laisse une dernière impression de mirage.
PRATIQUE
Santiago et Buenos Aires ont, cette fois, joué les villes étapes. Santiago et son Sanhattan (l’équivalent du lointain Manhattan) apparaissent après une quinzaine d’heures d’avion depuis Paris.
De là, on peut descendre dans le Grand Sud à bord d’un train de bonne réputation, en voiture sur la célèbre Transaméricaine offerte à la grande vitesse et en avion jusqu’à Punta
Arenas. Le retour se fait via Buenos Aires.
Santiago du Chili
Hôtel Plaza El Bosque
Au pied des buildings, il ne peut plaire qu’aux voyageurs en quête de grand confort. On y croise des hommes d’affaires et des touristes de passage comme nous.
Ebro 2828 Las Condes, Santiago 7550091, +56 2 498 1800
Buenos Aires
Hôtel Club Francès
Jadis le lieu était un club où les expatriés se retrouvaient. Aujourd’hui, ce bâtiment construit il y a cent quarante-sept ans, a le chic un peu froid des lieux chéris des gens « de la haute ». Un voyage dans le voyage.
Rodríguez Pena 1832,
1021 Buenos Aires,
+54 11 4812-5235
Restaurant Osaka
La tendance est à la cuisine peruvio-japonaise. Comme ça, ça peut paraître étrange, surfait mais c’est du grand art lorsqu’on y goûte chez Osaka, l’une des meilleures tables de la ville.
Soler 5608, Buenos Aires,
+54 11 4775-6964.
Vols quotidiens Paris-Santiago
(14h30 de vol) et Paris Buenos Aires, à 1 275 €* ttc en éco,
au 3654 ou airfrance.frTarifs (hors promo) soumis à conditions.
Croisière Punta Arenas / Ushuaïa 5 jours / 4 nuits à partir de 1 346 dollars (975 euros) en basse saison.
http://www.australis.com
Marie OTTAVI
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