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Les pronostics sont unanimes: Michelle Bachelet, qui fut déjà présidente de 2006 à 2010, sortira largement en tête du scrutin. A tel point qu’elle pourrait être élue à l’issue de ce premier tour. Quant à Evelyn Matthei, ministre du Travail de 2011 à 2013 et ancienne sénatrice, elle peine à atteindre les 20% d’intentions de vote dans les enquêtes d’opinion.En cause, l’immense popularité dont jouit Michelle Bachelet, et la fragilité du bloc de droite, miné par de profondes tensions internes et le peu de considération dont souffre l’actuel gouvernement, emmené par Sebastian Piñera.
A l’inverse de l’intronisation de Michelle Bachelet par son camp, la désignation d’Evelyn Matthei n’était guère prévisible et résulte d’une série noire qui a frappé les prétendants de droite. Après les désistements successifs de deux candidats, l’alliance se tourne en juillet vers la ministre du Travail, membre de l’UDI (Union Democrata Independiente, parti conservateur héritier du «pinochetisme»), pour lui demander d’entrer en lice.
La nouvelle donne ravit les médias chiliens, car l’affrontement se nimbe alors d’un aspect romanesque en raison du passé des candidates. Toutes deux sont filles de généraux de l’armée de l’air, Alberto Bachelet et Fernando Matthei, liés par une profonde amitié jusqu’au coup d’Etat de 1973 qui bouleverse leur relation. Ils choisissent leur camp: Fernando Matthei soutient Pinochet, Alberto Bachelet reste loyal au président Allende.
Par la suite, la trajectoire de chacune des filles s’inscrira dans la droite ligne de la décision paternelle. Alors qu’elles se soumettent aujourd’hui au verdict des urnes, elles incarnent deux Chili qui se font face: l’un qui a subi la dictature et prétend s’attaquer à l’héritage qu’elle a laissé à la société chilienne, l’autre qui a soutenu le régime Pinochet, et entend préserver au mieux ce qu’il a légué à la nouvelle démocratie.
L’affrontement politique aurait pu se doubler d’une haine féroce des Bachelet pour les Matthei, car les deux officiers ne se sont pas contentés de choisir des camps opposés en 1973. Leurs destins se mêlent étroitement dans la foulée du putsch. Très vite, le général Bachelet est arrêté pour «trahison». A partir de décembre 1973, il est régulièrement emmené dans les sous-sols de l’Académie de guerre aérienne pour y être torturé. Il meurt le 12 mars 1974 d’un infarctus provoqué par les sévices subis. Or l’Académie est à cette époque dirigée par Fernando Matthei, qui est alors colonel. Quel rôle a-t-il joué dans les traitements administrés à Alberto Bachelet dans les sous-sols de l’institution? Cette question aurait pu suffire à balayer les vestiges d’une amitié née quinze ans plus tôt sur la base aérienne de Cerro Moreno située dans le nord du pays, lorsque les familles Bachelet et Matthei habitaient deux maisons situées l’une en face de l’autre.
Rien de tel n’adviendra cependant. Lorsque Fernando Matthei, devenu en 1978 l’un des membres de la junte, est poursuivi par une association de victimes de la dictature pour son rôle dans la mort d’Alberto Bachelet en 2012, il se défendra en affirmant qu’en dépit de son statut de directeur, il n’avait aucun contrôle sur ce qu’il se passait dans les sous-terrains de l’Académie, car ceux-ci dépendaient directement d’un officier plus haut gradé que lui. Angela Jeria, la mère de Michelle Bachelet, prendra alors publiquement la défense de Fernando Matthei.
En 1975, Michelle Bachelet et sa mère sont elles aussi emprisonnées et torturées, avant de parvenir à s’exiler. Elles reviennent au Chili en 1979. La jeune femme termine alors ses études de médecine, et continue à militer clandestinement pour le PS comme elle le fait depuis le coup d’Etat.
Loin de subir les mêmes épreuves, Evelyn Matthei renonce durant cette période à une carrière de pianiste pour obtenir un diplôme en économie. En 1988, elle intègre les rangs de Renovacion Nacional (RN, l’autre parti membre de l’alliance de droite, plus libéral). Elle passera plus tard à l’UDI. Elue députée puis sénatrice dans les années 1990, Evelyn Matthei révèle un caractère d’intrigante. Elle est notamment impliquée dans deux scandales visant à discréditer des membres de son propre camp politique.
En 2000, Michelle Bachelet, qui a poursuivi sa carrière au sein du PS, devient ministre de la Santé, puis de la Défense, durant la présidence du socialiste Ricardo Lagos. Elle acquiert une popularité qui la propulse en 2005 dans le rôle de candidate de la coalition de gauche à la présidence.
Ce premier mandat s’ouvre «sur une période d’éducation et d’apprentissage», relève le politologue Ernesto Ottone, devenu un ami de l’ex-présidente. Selon Victor Hugo de la Fuente, rédacteur en chef de l’édition chilienne du Monde diplomatique, durant cette législature, «elle s’inscrit dans la lignée de tous les gouvernements de la Concertation [ndlr: la coalition de centre gauche restée au pouvoir sans interruption entre 1990 et 2010]», qui n’ont jamais brillé par leur audace politique. Mais les subsides qu’elle débloque pour les plus démunis, et «l’image de mère protectrice qu’elle donne et à laquelle les Chiliens sont très sensibles», note l’ancien ministre socialiste Carlos Ominami, font grimper sa cote d’amour. La Constitution interdisant au président d’enchaîner deux mandats consécutifs, elle est cependant dans l’impossibilité de se représenter en 2010.
Michelle Bachelet affiche aujourd’hui de plus vastes ambitions qu’en 2006. Au programme, une nouvelle Constitution pour remplacer la charte actuelle instaurée sous la dictature, ainsi que des mesures destinées à réduire les inégalités, dont une réforme fiscale et l’instauration de l’éducation gratuite d’ici à six ans, réclamée à cor et à cri par les étudiants.
Evelyn Matthei table pour sa part sur des changements modérés, garants selon elle de «la croissance et de la stabilité» du pays. Pas de nouvelle Constitution, mais une amélioration du texte en vigueur, pas d’éducation gratuite, mais une hausse de certains subsides, et pas de réforme fiscale, mais une lutte plus efficace contre l’évasion et une réassignation des ressources.
Outre le contenu de leurs feuilles de route, la différence de style est patente entre les deux rivales qui se sont évitées autant que possible durant la campagne: alors que Michelle Bachelet offre une image inoxydable d’amabilité et de chaleur humaine, Evelyn Matthei fait, depuis le début de sa carrière, les frais de son caractère emporté et lunatique. Sa propension à passer en un rien de temps de la franche camaraderie aux insultes brutales nuit à sa réputation, alors même qu’on lui reconnaît jusque dans les rangs adverses une vive intelligence, une bonne maîtrise des dossiers et une approche pragmatique et sans préjugés des problématiques.
Autre point faible, elle suscite à la fois la méfiance dans les franges les plus conservatrices de son camp en raison des positions libérales qu’elle adopte sur certains sujets, comme l’autorisation de l’avortement thérapeutique – un sujet sur lequel elle a fait marche arrière depuis qu’elle est en campagne – et dans une grande partie de la population pour ses liens avec la dictature.
Car Evelyn Matthei a voté oui au maintien de Pinochet lors du référendum de 1988 et, dix ans plus tard, a défendu le dictateur déchu avec acharnement après son arrestation à Londres. En dépit des efforts qu’elle a déployés depuis pour nuancer cette image de «pasionaria pinochetiste», sa loyauté envers le despote ne manquera pas de lui coûter des voix dimanche prochain.
Cela dit, si le 17 novembre promet de se révéler un jour béni pour Michelle Bachelet, nombreux sont les observateurs qui lui prédisent des lendemains d’élection difficiles. Ce jour-là, le parlement sera également renouvelé et, comme une grande partie de ses confrères, le politologue Patricio Navia ne croit guère qu’elle disposera au parlement «de la majorité nécessaire pour réaliser des réformes radicales».
Autre problème, la candidate suscite la circonspection au sein de sa propre coalition, car, à l’exception d’une garde rapprochée qui jouit de sa confiance, elle affiche une certaine distance à l’égard des troupes de la «Nueva Mayoria». «Elle est bien plus autoritaire, paranoïaque et calculatrice qu’elle ne l’était en 2006, note un fin connaisseur des hautes sphères du PS. Personne ne sait à ce stade qui fera partie de son gouvernement, et le travail visant à constituer des équipes n’avance pas», déplore-t-il.