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lundi 14 octobre 2019

ALLEMAGNE DE L’EST, APRÈS L’EXIL

Pour les artistes et les intellectuels qui, après 1945, choisissent de revenir vivre dans ce qui sera la République démocratique allemande (RDA), l’impératif est de contribuer à bâtir le socialisme. La loyauté envers leurs convictions les conduira le plus souvent à accepter de se taire, malgré leurs désaccords avec le régime. Parmi eux, l’emblématique Anna Seghers, auteure du bouleversant roman « Transit ».
La fin de la République démocratique allemande (RDA), le 3 octobre 1990, aura été épargnée à Anna Seghers (1900-1983). Eût-elle vécu quelques années de plus, la romancière eût certainement signé l’appel du 28 novembre 1989, lancé par l’écrivaine Christa Wolf, en faveur du maintien d’une Allemagne de l’Est fidèle aux valeurs socialistes. Au projet du chancelier Helmut Kohl les signataires opposaient celui d’une RDA « non pas comme elle avait été, mais comme elle aurait dû être ». Une utopie ? Peut-être. À la veille du trentième anniversaire de la chute du mur de Berlin, plus personne n’ose questionner la légitimité de la réunification allemande. Ceux qui avaient justifié l’existence de la RDA ont jugé sa disparition tout aussi fondée. L’ordre établi revêt toujours les apparences du rationnel. Mais il est vrai aussi, comme le rappelait en juin dernier l’écrivain Christoph Hein lors de la Fête de l’été organisée dans le cimetière de Dorotheenstadt, à Berlin, devant la tombe d’Anna Seghers et non loin de celle du dramaturge Bertolt Brecht, qu’« ici est enterrée une génération qui s’est sacrifiée pour un avenir dont plus personne ne voulait ». Une génération doublement vaincue, car désormais quasi tombée dans l’oubli — quand elle ne se retrouve pas au banc des accusés.

De cette génération rentrée d’exil après la seconde guerre mondiale, aux côtés de Brecht, des écrivains Stephan Hermlin et Arnold Zweig, de l’historien de l’économie Jürgen Kuczynski, pour n’en citer que quelques-uns, Anna Seghers est sans doute l’une des figures les plus représentatives. Sa loyauté envers le régime communiste, renforcée par sa fidélité au choix du retour dans cette partie de l’Allemagne, semble l’avoir condamnée à observer une éthique du silence qui lui fut reprochée après la chute du Mur. Pourtant, lorsqu’on confronte sa correspondance avec les archives du Parti ou, mieux encore, avec celles de l’Union des écrivains, dont elle fut longtemps la présidente — sans oublier, naturellement, les dossiers de la Stasi, qui n’a cessé de surveiller la romancière la plus célèbre et la plus loyale de RDA —, on voit se dessiner un portrait bien différent de celui qu’elle offrit publiquement jusqu’à sa mort.

Lorsque Anna Seghers quitte Berlin, au moment de l’accession au pouvoir des nazis, elle est déjà une romancière confirmée, lauréate du prix Kleist. Mariée à un communiste hongrois ami du philosophe Georg Lukács, elle milite au sein du Parti communiste d’Allemagne (KPD). De surcroît, elle est d’origine juive. Le couple et leurs enfants se réfugient d’abord à Paris, puis, à l’entrée des troupes allemandes en France, gagnent Marseille, qu’ils quitteront en 1941 avec l’aide du journaliste américain Varian Fry et du Comité de sauvetage d’urgence (Emergency Rescue Committee). De cette halte, Anna Seghers tirera le récit Transit, porté à l’écran en 2018 par Christian Petzold, qui raconte l’attente d’un bateau d’antifascistes allemands dans la cité phocéenne. Fichée comme communiste, elle ne reçoit pas l’autorisation de rester aux États-Unis et s’installe à Mexico, où elle publie en 1942 le roman qui la rendra célèbre, La Septième Croix, premier livre sur les camps nazis.

Les chiffres de l’émigration de langue allemande à partir de 1933 n’ont jamais pu être établis de façon précise. On estime à 500 000 le nombre de personnes qui ont fui le régime nazi, dont 130 000 auraient réussi à gagner les États-Unis. Moins de la moitié d’entre elles auraient opté pour le retour à la fin de la guerre (dont seulement 4 % de Juifs), mais, là encore, il n’existe pas de statistiques officielles à ce sujet. Aucun organisme n’a été chargé de ce recensement, ni en Allemagne de l’Ouest ni en RDA.

Retrouver un avenir


Une chose est certaine : contrairement à l’émigration, le retour vers le pays d’origine n’est pas un phénomène massif. Non seulement la prise de conscience de l’ampleur des crimes nazis n’encourage guère les émigrés, juifs ou non, à rentrer, mais les retours sont soumis à l’aval des autorités d’occupation. Or les Alliés occidentaux, qui se partagent avec les Soviétiques le contrôle de l’Allemagne vaincue, tentent de les empêcher, a fortiori lorsqu’il s’agit de communistes. La bureaucratie allemande les seconde dans cette tâche. Est-ce par ressentiment, par haine à l’égard des antinazis, ou bien parce que les « rémigrés » la renvoient à sa mauvaise conscience, toujours est-il que la population allemande ne les voit pas d’un bon œil. Dans les régions sous autorité occidentale, aucun plan d’accueil n’est prévu.

À l’inverse, la zone d’occupation soviétique cherche à les attirer. Jusqu’à la création de la RDA, le 7 octobre 1949, des officiers soviétiques y mènent une politique culturelle qui portera ses fruits. Ainsi, la première pièce jouée à Berlin après la capitulation de l’Allemagne sera Nathan le Sage, de Gotthold Ephraim Lessing. L’étude du philologue Victor Klemperer sur la langue nazie, LTI, comptera parmi les premiers livres publiés, tandis que Wolfgang Staudte réalisera le grand film d’après-guerre Les assassins sont parmi nous. De quoi rassurer les éventuels candidats au retour. En outre, la zone soviétique leur rend l’avenir dont le régime nazi les avait privés. Brecht se voit proposer un théâtre, le philosophe Ernst Bloch une chaire à l’université de Leipzig, Alfred Kantorowicz une autre à Berlin. Kuczynski, lui, fondera son propre institut d’histoire économique.

Arrivée à Berlin en avril 1947, Anna Seghers retrouve, selon ses mots, « un peuple au cœur de pierre ». Elle parle de « la folie de ces hommes et femmes auxquels les bombardements ont tout ôté, meubles et vêtements, et qui n’en ont tiré aucune, rigoureusement aucune leçon ». Mais ceux qui ont choisi de rentrer dans cette portion d’Allemagne sont animés du puissant désir de se retrouver entre eux, de se recompter, après l’exil et les épreuves. À travers la création de la RDA, cette sorte de contre-Allemagne, ils vont non seulement bâtir le socialisme, mais prendre leur revanche sur ceux qui les ont persécutés. Autant dire qu’ils se jettent à corps perdu dans la construction du « premier État allemand des ouvriers et des paysans », s’efforçant de fermer les yeux sur tout ce qui ne leur plaît pas, ou pis encore. Plus que toute autre, Anna Seghers est mise à contribution. Témoin de la période, la journaliste américaine Edith Anderson note : « On l’exhibe en public, on la propulse partout, on lui fait visiter des usines et des écoles qui portent son nom, on l’arrache à son bureau pour aller faire des conférences en Allemagne et à l’étranger. Elle n’ose refuser. »

Mais Anna Seghers, Brecht, Bloch, Kuczynski ou encore Zweig, rentré de Palestine, ne sont pas que la caution intellectuelle de la RDA. Ils sont aussi les mentors d’une jeunesse anéantie par la révélation de la monstruosité du régime sous lequel elle a grandi et qui est à la recherche de figures de référence. « Cet engagement pour la RDA, devait écrire le dramaturge Heiner Müller, était lié à Brecht ; Brecht légitimait le fait d’être pour la RDA. (...) La preuve de la supériorité du système [socialiste], c’était le fait qu’il y avait une meilleure littérature : Brecht, Seghers, Cholokhov, Maïakovski. » Pour Wolf, c’est Anna Seghers qui joue le rôle d’autorité morale.

Au cours de la dernière année d’existence du régime, l’aura d’Anna Seghers sera ternie par le témoignage de Walter Janka, victime du dernier procès-spectacle organisé par le régime est-allemand. En 1956, encouragé par le dévoilement des crimes de Joseph Staline lors du XXe Congrès du Parti communiste de l’Union soviétique, un groupe de marxistes critiques se réunit auprès de la maison d’édition Aufbau. Anna Seghers en est, de même que le ministre de la culture, le poète Johannes R. Becher. On suit de près l’insurrection de Budapest et on redoute le pire pour le philosophe Lukács, auteur de la maison, qui s’est mis au service des insurgés. Lukács a en effet accepté de devenir ministre de la culture dans le gouvernement d’Imre Nagy. Anna Seghers et Becher projettent d’envoyer à Budapest son éditeur, Janka, pour le ramener à Berlin-Est. À la dernière minute, Walter Ulbricht, le secrétaire général du Parti, s’y oppose.

Janka est arrêté pour conspiration et condamné à dix ans de prison au terme d’un procès où Anna Seghers et Becher, convoqués comme témoins, se taisent. Lorsqu’il publie ses Mémoires, en 1989, dans lesquels il dénonce leur manque de soutien, ceux-ci ne sont plus de ce monde. Des lettres exhumées des archives attesteront les interventions d’Anna Seghers en faveur de Janka auprès d’Ulbricht. Rien, naturellement, n’avait filtré à ce sujet, mais Janka a été libéré bien avant la fin de sa peine. De son côté, Becher a envoyé des cadeaux aux enfants de Janka, arrêté la veille de Noël. Il s’est saoulé à mort le soir du procès, puis il est tombé malade et s’est éteint un an plus tard. Le silence a son prix.

Au sein de l’Union des écrivains, Anna Seghers marque ses désaccords en multipliant les signes « infrapolitiques » (James C. Scott). Ainsi remarque-t-on qu’elle quitte souvent les séances avec au coin des lèvres un sourire qui ne trompe personne. Une seule de ses paroles peut modifier l’atmosphère, mais il est rare qu’elle intervienne directement. Müller se souvient que, après qu’il se fut fait éreinter par l’apparatchik de service, Anna Seghers s’est simplement levée, « s’est avancée vers Inge [son épouse] et moi, nous a serré la main à tous les deux et est partie ». En mai 1963, lors de la conférence sur Franz Kafka à Liblice, elle s’éloigne ostensiblement de ses dogmatiques compatriotes venus s’opposer à la tentative des écrivains tchèques pour réintégrer Kafka dans le patrimoine littéraire. En février 1966, après le fameux 11e plénum du Parti, où la littérature est-allemande est qualifiée de « pornographie » par celui qui va prendre les rênes du pays quelques années plus tard, Erich Honecker, Anna Seghers encourage les écrivains à se ressaisir en travaillant. « Travailler » est un terme qu’elle utilise souvent, et elle-même s’y emploie. L’écriture est sa thérapie.

« Laissez-le recevoir son prix ! »


Quoiqu’elle n’eût jamais reçu qu’honneurs et louanges en public, Anna Seghers fut fort étroitement surveillée par la Stasi. Toutes ses prises de position s’éloignant un tant soit peu du discours officiel étaient enregistrées. Le 2 octobre 1963, un informateur rapporte qu’elle a refusé de travailler sur le scénario inspiré de son roman La Septième Croix. Elle ferait exprès, souligne-t-il, d’appeler le scénariste « Kaltenbrunner » (nom d’un dignitaire nazi exécuté à l’issue du procès de Nuremberg), alors que son nom est Kaltofen. Dès l’ouverture de son dossier, on a pris soin de noter que, à son retour d’exil, Anna Seghers a émis « des réserves vis-à-vis de la direction allemande du Parti, la raison en étant qu’elle est juive et qu’elle a “un certain rejet des Allemands” ». En aparté ou dans les réunions, elle se montre très critique sur certains points. On la surprend à clamer, à l’ambassade soviétique : « Mais que faites-vous avec Soljenitsyne ? Laissez-le donc recevoir son prix ! » (L’auteur de L’Archipel du Goulag n’avait pas été autorisé à aller à Stockholm pour se voir remettre son prix Nobel en 1970.) Plus tard, on relève qu’elle dénonce la façon dont on se conduit envers le chanteur contestataire Wolf Biermann, déchu de sa citoyenneté en 1976. Elle ne se joindra pas pour autant aux signataires qui protestent contre cette décision.

À l’image d’Anna Seghers, la plupart des « rémigrés » sont restés loyaux, soudés par un passé commun, par leur choix de la RDA et leur rejet de l’autre Allemagne. Pour sauver leur vision du monde à venir, ils ont accepté la surveillance policière comme un mal nécessaire (sans se douter de son étendue), se sont soumis à des dirigeants dogmatiques et à des gestionnaires du Parti sans états d’âme en se disant qu’ils ne faisaient que passer, tandis que le Parti demeurait, de même que sa mission historique. Il suffisait d’attendre des jours meilleurs. Ils ont certes formé à l’esprit critique la génération suivante, celle des Wolf, Volker Braun et Müller, mais ils lui ont aussi inculqué la règle du silence. Lors des événements de novembre 1989, les « rémigrés » qui étaient encore de ce monde et leurs héritiers — ces marxistes critiques toujours membres du Parti ou proches de lui — n’ont pris publiquement la parole qu’au tout dernier moment, pendant la manifestation du 4 novembre sur l’Alexanderplatz, à Berlin, soit cinq jours seulement avant la chute du Mur. Ils avaient déjà perdu tout crédit dans la société et n’ont pas pu constituer une force politique capable de négocier autre chose qu’une annexion sans condition de la RDA.
Sonia Combe
Historienne, auteure de La Loyauté à tout prix. Les floués du « socialisme réel », Le Bord de l’eau, Lormont, 2019.