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mardi 22 octobre 2019

CHILI : «POUR L’INSTANT, L’ÉTAT D’URGENCE EST SURTOUT SOCIAL»


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SAMEDI DANS LES RUES DE SANTIAGO.
 PHOTO CRISTÓBAL OLIVARES 
Onze morts, jusqu’à 2 000 arrestations, une majorité de régions sous couvre-feu… Le président néolibéral, Sebastián Piñera, réprime dans la violence la révolte populaire depuis vendredi.
Concerts de casseroles, saccages de magasins, nuages de gaz lacrymogène : la contestation ne retombe pas alors que le Chili entame son quatrième jour de mobilisation très durement réprimée (11 morts et jusqu’à 2 000 arrestations). «Le couvre-feu donne toute licence aux militaires d’emprisonner ceux qui sont dans les rues après 22 heures, mais aussi une autorisation à tirer. Ce n’est pas une opération de maintien de l’ordre mais une partie de chasse», dit à Libération Corentin Rostollan-Sinet, un doctorant. La hausse, vendredi, du prix du ticket de métro (800 à 830 pesos, de 0,99 à 1,02 euro) a déclenché la vague de manifestations la plus importante depuis des décennies. Et la révolte continue même après l’annonce de son retrait samedi, et malgré l’instauration d’un couvre-feu et de l’état d’urgence dans la capitale, Santiago, et dorénavant dans neuf autres des 16 régions du pays. Près de 10 000 policiers et soldats ont été déployés : une première depuis la fin de la dictature d’Augusto Pinochet (1973-1990).

«Ce n’est pas à cause de 30 pesos, mais des trente dernières années», peut-on lire sur les murs de la ville, en référence à la multiplication ces dernières décennies des privatisations dans la santé, l’éducation ou l’eau et à l’explosion des inégalités. Pourtant, le Chili est considéré comme un des pays les plus stables d’Amérique latine, politiquement et économiquement. Un «paradoxe» pour Franck Gaudichaud, politologue spécialiste du Chili et des mouvements sociaux en Amérique latine. «Depuis des années, il y a une accumulation de mécontentement, de mal-être, face à la vie chère, qui vient d’exploser, dit-il à Libération. Le Chili est un véritable laboratoire du système néolibéral à l’échelle mondiale. Il y avait déjà eu des protestations en 2011, de grandes mobilisations autour du système de retraite, une importante grève féministe l’année dernière. Ce sont la massivité et l’intensité du mouvement qui sont surprenantes.»

«Armes de guerre»


Le mouvement a commencé par une fraude massive de groupes étudiants dans le métro de Santiago. La police militaire est intervenue et a tiré à balles réelles dans une des stations occupées, blessant gravement à la jambe un étudiant. Une répression qui a provoqué des manifestations pacifiques à Santiago, mais aussi des faits de violence entre les manifestants et la police, et des pillages dans des supermarchés ou des banques. Le président, Sebastián Piñera, a alors décrété l’état d’urgence dans la capitale chilienne, puis à d’autres régions : Valparaíso, Biobío, Coquimbo et O’Higgins. Avant de confier la responsabilité de la sécurité à un général, Javier Iturriaga del Campo. L’armée a immédiatement déployé ses troupes.

Proetstor clashes with the police on Saturday october 19th, 2019.  The people of Chile took to the streets to protest due to a widespread social unrest triggered by the rise applied to the Santiago subway fare. the actions began with students evading the payment of the trip and quickly became a social protest. After  two days of violent protests and looting in Chile’s capital, the president suspended a subway fare hike that had set off an intense wave of unrest. Shortly afterward, a curfew was announced fro


SAMEDI DANS LES RUES DE SANTIAGO.
PHOTO CRISTÓBAL OLIVARES 
Depuis, les hélicoptères qui survolent la ville en permanence participent au climat de violence et d’insécurité. Une décision «irresponsable», estime Franck Gaudichaud : «Les forces militaires qui n’ont aucune expérience de la gestion de manifestations, ils ont des armes de guerre. Le maintien de l’ordre au Chili a été très marqué par la dictature, et la police militaire est connue pour son niveau de violence. Déployer des militaires dans les rues pour la première fois depuis la fin de la dictature est un signal très fort.»

Selon les autorités, 1 462 personnes ont été arrêtées, dont 644 dans la capitale et 848 dans le reste du pays. Plus de 2 000, estime de son côté Franck Gaudichaud. La vague de répression laisse encore sans voix des habitants de la capitale, qui compte 7,6 millions d’habitants. «Ils nous ont attaqués de manière disproportionnée, ont tiré sur des gens désarmés dans la rue. Je suis médecin et je n’ai jamais vu un tel niveau de violence», dit au téléphone Alvaro, qui participe néanmoins aux mobilisations ce lundi. «Les tanks de l’armée et les militaires sont partout dans les rues, ils ont chargé et frappé des centaines de manifestants», confirme Corentin Rostollan-Sinet. Les conditions de détention des manifestants arrêtés ne manquent pas d’interroger et d’alarmer, selon Felipe Espinosa, avocat et militant du parti Convergencia Social, qui n’hésite pas à évoquer des cas de tortures lors de détention. «La police militaire chilienne, les carabiniers, est souvent dénoncée au niveau international pour leurs pratiques de torture et de mauvais traitements dans le cadre des manifestations», confirme Franck Gaudichaud.


«Héritages de la dictature»


Malgré les demandes de plusieurs ONG et de l’opposition, le gouvernement refuse pour l’instant de répondre à de telles accusations, qui rappellent les années noires du pays. «Les urgences de Santiago sont débordées», insiste Franck Gaudichaud. Sur les réseaux sociaux, des dizaines de témoignages et d’images des violences laissent entrevoir les atteintes aux libertés publiques, même si de nombreux internautes ont vu leurs publications supprimées. A l’image de Sebastian, un photographe qui a couvert les manifestations du week-end. Un cliché représentant des manifestants en train de se faire violenter par l’armée, devenu viral sur son compte Instagram, a été supprimé. «Une manière de réprimer la mobilisation et de ne pas montrer ce qui se passe réellement», estime-t-il.

Dimanche soir, le chef de l’Etat conservateur, 70 ans, a insisté sur la casse provoquée par la mobilisation. N’hésitant pas à se dire «en guerre contre un ennemi puissant». «Nous ne sommes pas en guerre, a rétorqué Ricardo Lagos Weber, sénateur et ancien porte-parole de l’ex-présidente Michelle Bachelet. Nous sommes confrontés à une crise politique mal gérée par le gouvernement, dont le thème sous-jacent est l’inégalité.» «Pour l’instant, la principale violence est celle de l’Etat, ajoute Franck Gaudichaud. L’état d’urgence est surtout social.» Et d’insister : «Penser le Chili actuel revient à penser les héritages de la dictature. Piñera lui-même s’est enrichi pendant la dictature. Son frère était le principal ministre de l’Economie dans les années 80, c’est lui qui a privatisé le système de retraite et le code du travail, qui est un des plus néolibéraux au monde.» Plusieurs ministres du gouvernement étaient membres des Jeunesses militaires sous Pinochet, comme l’actuel ministre de l’Intérieur, Andrés Chadwick. Le modèle néolibéral, où la santé, les retraites, le transport et l’éducation sont privatisés a été bâti pendant la dictature.

SAMEDI DANS LES RUES DE SANTIAGO.
 PHOTO CRISTÓBAL OLIVARES 
« La démocratie n’a pas fondamentalement modifié cet équilibre, analyse Gaudichaud. On assiste au réveil de la société, au réveil d’une génération qui n’a pas connu la dictature, qui commence à se mobiliser, à exiger des droits sociaux et la fin de cet héritage maudit de la dictature.» Un réveil brutal, et brutalement réprimé. Lundi, l’ex-cheffe d’Etat du Chili et présidente de la commission des droits de l’homme de l’ONU, Michelle Bachelet, a demandé l’ouverture d’investigations indépendantes sur les morts pendant les protestations de ce week-end.
Alexandra Pichard Photos Cristóbal Olivares