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PABLO NERUDA ET SON SECRETAIRE ET PROTEGE JORGE EDWARDS |
Sur les murs du salon de réception, près des vieilles tapisseries françaises représentant des scènes de chasse, il a mis un tableau de Matta, « d’autant mieux qu’il ressemble à un Bacon », et les encres d’un artiste chilien de sa génération, Carlos Faz, qui, à 23 ans, se jeta d’un bateau pour rejoindre à la nage La Nouvelle-Orléans, et se noya. C’est l’âge qu’avait Edwards lorsqu’il écrivit pour la première fois à Pablo Neruda. On n’imagine plus, aujourd’hui, ce que fut la gloire de Neruda. C’était le temps où certains écrivains étaient des pop-stars.
Plus tard, Edwards a été secrétaire d’ambassade ici même, de 1963 à 1967, puis second de Neruda, en 1971-1972, quand le poète y fut ambassadeur, nommé par Salvador Allende trois ans avant sa mort. Edwards, lui, a été nommé ici par le président de droite qu’il a soutenu, Sebastian Piñera, amenant la gauche chilienne à le considérer comme un traître. Ce n’est pourtant pas pour obtenir un poste de prestige qu’il a changé de camp, mais pour secouer la conscience satisfaite et rhétorique de ses anciens compagnons de route. Résultat : le voilà exactement dans l’emploi de celui qui fut son ami et mentor, et dans ce qui sera, pour lui aussi, le dernier. On finit aussi nos vies dans l’enveloppe où sont écrits les souvenirs des autres.
Un talent trop discret
Jorge Edwards est un bon vivant issu de l’une des plus grandes et conservatrices familles chiliennes, un homme dont le destin brillant, secondaire et contrarié, est lié depuis un demi-siècle aux péripéties de la gauche latino-américaine. Ce n’est pas un hasard si l’un de ses meilleurs romans, le Bon à rien de la famille, s’inspire de la vie de Joaquin Edwards Bello, l’un de ses oncles, écrivain qui «a défié la famille Edwards, sa branche et la mienne, à une époque où ce n’était pas chose facile». Son neveu est resté comme en lisière des défis qu’il a lui-même lancés, non sans courage, à sa famille, à Cuba, à la droite, à la gauche, aux écrivains qu’il a aimés, comme s’il était trop éduqué, d’un talent trop discret, pour aller jusqu’au bout, jusqu’à ce mauvais goût supérieur qu’implique toute définitive rupture de ban. « C’est tout de même un aristo !» dit le sociologue Alain Touraine, dont la femme était chilienne, et qui le connaît depuis longtemps. Un poète surréaliste chilien, Braulio Arenas, était l’oncle de cette femme. Edwards l’a naturellement connu : « Il savait tout, il avait tout lu. Il avait une correspondance avec Breton, Soupault, Benjamin Péret. Et il a fini en soutenant Pinochet.»
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Le scribe-ambassadeur a un regard amusé, souvent doublé d’un léger sourire. Comme Baudelaire, il a plus de souvenirs que s’il avait mille ans. Mais il semble trop détaché pour en souligner le poids ou la mélancolie. Tout juste avoue-t-il que son poste le fatigue, et qu’il préférerait occuper les années qui lui restent à écrire, à se conclure en écrivain. Autour de son bureau traînent des tas d’ouvrages français, en particulier des Pléiade, dont celui de Montaigne. Son dernier livre, la Mort de Montaigne, date de 2011. Il n’est pas traduit. C’est un autoportrait dans le miroir de l’auteur des Essais. Comme lui, écrit Edwards, « je sors toujours mal préparé. Le subjectif, l’intimiste, le limité pour le dire autrement, c’est moi. Vous en conclurez que Montaigne, c’est moi ? Je regrette de vous décevoir. Je ne suis pas un fou qui, depuis le Chili horrible et lointain, se prend pour Montaigne ».
Edwards se prend pour l’homme qui a vécu sa propre vie, celle d’un moyen sommet raffiné, élégant, accueillant, ayant poussé à l’ombre de quelques points culminants. Comme à un bal de Guermantes transatlantiques, on y voit de près les fantômes de Pablo Neruda, Mario Vargas Llosa, Julio Cortázar, Carlos Fuentes, Louis Aragon, Fidel Castro, Salvador Allende, Georges Pompidou, Jacques Chaban-Delmas, et bien d’autres. On les voit souvent à Paris, qui était leur fête. L’ambassade qui les réunit, une superbe maison bâtie dans les années 1920, non loin des Invalides, n’a guère changé depuis l’époque où Edwards y mit les pieds pour la première fois.
«On aimait Barthes, Bataille… et Sartre par-dessus tout»
C’était les temps parisiens du « boom » des romanciers latino-américains : « On se voyait beaucoup entre nous, par exemple au Old Navy, boulevard Saint-Germain. On regardait le Nouveau Roman avec une certaine distance. A la radio, on faisait des controverses pour ne pas s’ennuyer. On aimait Barthes, Lévi-Strauss, Bataille, Yourcenar et, bien entendu, Sartre par-dessus tout. Nous étions très à gauche et donc plutôt antigaullistes, mais je trouvais le personnage de De Gaulle intéressant. J’allais à ses conférences de presse, j’admirais beaucoup sa connaissance de la France, sa rapidité à dresser un tableau de la situation. » Il prend une expression amusée, comme si un courant d’air lui caressait le visage : « Mais, après tout, même Régis Debray est devenu gaulliste, non ? »
Dans les années 70, Debray contribua à ce qu’Edwards, lucide sur le castrisme pour en avoir éprouvé l’intolérance primitive, soit déclaré dans l’édition française persona non grata. Persona non grata est d’ailleurs le titre du livre dans lequel, en 1973, il conte avec une verve précise ses trois mois désastreux d’ingénu diplomate (et libertin) à Cuba. En 1970, Salvador Allende l’y envoie pour ouvrir une ambassade. Le Chili avait rompu ses relations diplomatiques après la révolution de 1959. Edwards connaît l’île et ses écrivains pour y avoir fait partie, en 1968, d’un jury. Mais en deux ans, tout a changé. La plupart de ses amis ont été attaqués ou sont mis à l’écart par le régime. Edwards continue de les voir comme si de rien n’était, ou presque - comme s’il n’était pas, désormais, diplomate dans un pays glacé. On l’installe à l’hôtel Riviera, il n’en sortira plus.
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LA COMEDIENNE MARIA MALUENDA L'ECRIVAIN LUIS SANCHEZ LATORRE ET JORGE EDWARDS ACTUEL AMBASSADEUR DU CHILI A PARIS LORS D'UNE ACTIVITE PUBLIQUE |
Affronts et compromis
Castro le voit deux fois : pour l’accueillir, puis pour l’expulser au bout de trois mois et demi. A la seconde rencontre, le Líder máximo lui sert un long morceau de rhétorique dont voici la chute : « Aucun pays socialiste n’a évité notre étape, l’étape de remplacement de la vieille culture bourgeoise, qui parvient à survivre à la révolution, par la nouvelle culture du socialisme. Le pas est difficile, mais, comme je l’ai déjà dit, les intellectuels bourgeois ne nous intéressent plus. Plus du tout ! J’aurais mille fois préféré qu’Allende nous envoie, plutôt qu’un écrivain, un ouvrier de la mine. » Le dictateur a fait partir une lettre au président chilien pour dénoncer son émissaire contre-révolutionnaire. Allende est furieux, la carrière d’Edwards semble compromise.
Il est sauvé par deux hommes. Le premier est le ministre des Affaires étrangères chilien, qui se méfie des Cubains : « Je lui ai résumé mon futur livre en vingt minutes. Il m’a écouté, puis m’a répondu que la seule dispute sérieuse qu’il avait eue avec Allende, c’était à cause de moi. » Le second est Pablo Neruda. Le poète national, déjà malade, vient d’accepter le poste d’ambassadeur à Paris. Il fait nommer Edwards ministre-conseiller, autrement dit, numéro 2. Il l’appelle un matin vers 7 heures pour le lui annoncer. A l’ambassade, il l’appellera chaque jour vers cette heure-là pour régler l’emploi du temps. Neruda déteste les castristes depuis qu’ils ont remis en cause, dans une lettre ouverte, la sincérité de son engagement communiste, parce qu’il avait voyagé aux Etats-Unis. Le vieux poète endurci n’oublie ni les affronts, ni les compromis, ni les impasses de l’idéologie. A Edwards, il conseille d’écrire son livre mais de ne pas le publier. Edwards l’écrit et le publie. Il l’écrit ici même, à Paris, chaque matin à l’aube, avant d’attaquer sa journée de diplomate. Il l’achève au moment même où, au Chili, après le coup d’Etat de Pinochet, son vieux mentor s’éteint, à l’hôpital, d’un cancer et de tristesse.
Persona non grata est publié un mois après l’enterrement, auquel Edwards ne peut assister. L’une des maisons de Neruda est mise à sac par les fascistes. Edwards, à 43 ans, devient l’une des rares personnes à être indésirable au Chili comme à Cuba. Homme de gauche et opposant à Pinochet, il doit quitter la carrière et, comme tant d’autres, vivre en exil. Il devient journaliste en Espagne et ne peut retourner au Chili avant 1978. Mais, auteur de ce livre révélant le détail de la terreur dans les lettres cubaines, il se met à dos une partie de l’intelligentsia française et latino-américaine.
Quarante ans ont passé. Edwards, écrivain honnête, est toujours aussi peu publié en France, comme s’il était l’homme d’un seul livre, excellent mais que beaucoup préfèrent oublier. Il y a des succès qui vous isolent, vous limitent. Leurs souvenirs vivent toujours des erreurs des autres. Le livre vient d’être réédité chez Alfaguara, avec des notes en bas de pages où l’auteur, se moquant de lui-même, commente les erreurs qu’il a commises et qu’il a laissées pour qu’on puisse voir comment le temps passe, comment un homme et une époque changent. L’ensemble n’a pas vieilli d’une ligne. On ne citera qu’un exemple. Fidel Castro annonce, à la veille de Noël 1970, que les fêtes sont supprimées jusqu’à la fin de la récolte de canne à sucre. Cependant, les dignitaires cubains ont fait porter à l’ambassadeur Edwards une énorme dinde et un non moins énorme plateau de fruits de mer. Il vit alors à l’hôtel, l’île subit déjà la pénurie. Que faire ? Il en parle à quelques amis écrivains, « qui [lui] jetèrent des regards de stupeur et d’envie », et ils décident de préparer la dinde chez le poète Cesar López. José Lezama Lima, génie littéraire et ogre insulaire, l’auteur de Paradiso, sera présent. On ne prévient presque personne, pour éviter les parasites et les mouchards. Ils viennent pourtant.
Le jour dit, Lezama installe son énorme carcasse parmi ce clan d’oiseaux faméliques : « Je le vois encore, écrit Edwards, mangeant les pieds croisés et la tête légèrement inclinée sur l’assiette, qu’il maintenait d’une main grasse par-dessus le ventre et ses immenses cuisses molles. Il mangeait et parlait sans arrêt, avec cette voix à l’intonation monotone, ou plutôt rituelle, comme suspendue à la fin de chaque phrase, prête à reprendre haleine, menacée par l’asthme, et enchaînant sur la suivante, dans une association d’idées et d’images qui, farcie d’allusions historiques et de citations livresques, pouvait se prolonger jusqu’à l’infini. »
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REMISE DES LETTRES DE CRÉANCE PAR PABLO NERUDA, AMBASSADEUR DU CHILI. 26 MARS 1971. DE GAUCHE À DROITE PABLO NERUDA, GEORGES POMPIDOU ET MAURICE SCHUMANN AU PALAIS DE L’ELYSÉE. |
« Un Stendhal à La Havane »
La « stupéfiante sensualité contemplative » de Lezama est alimentée par la chair du paon. Edwards conclut : « L’avidité intellectuelle de Lezama n’était comparable qu’à son appétit dévorant. Ils n’avaient leur début et leur fin qu’en lui-même, en son nombril. Fidel aurait sans doute préféré un homme d’action infatigable […] plutôt que cet homme à la passion gustative, verbale et littéraire. Fidel me semblait un Don Quichotte influencé et conquis, dans une large mesure, par l’esprit de Sancho. Lezama, en dépit de son physique sanchopanchesque, était un Don Quichotte intellectuel. Ses longues tirades étaient aussi archaïsantes et farfelues que celles du chevalier à la triste figure. »
Persona non grata est une mémorable galerie de portraits, dans un pays et à une époque où les circonstances, aussi grotesques et misérables soient-elles, tiennent lieu d’éternité. « C’est devenu un best-seller, rappelle Edwards. Au Chili et à Cuba, il ne pouvait pas entrer. Il m’a fait des amis, comme Octavio Paz, et des ennemis. En France, d’anciens communistes l’ont très bien critiqué. Max Gallo a écrit dans l’Express : "Un Stendhal à La Havane." Graham Greene m’a lancé en Angleterre et soutenu. En Allemagne, veto. »
Quarante ans ont passé et il semble n’avoir rien oublié, pas le moindre détail. De là, date sa rupture avec l’Argentin Julio Cortázar, pro-Castro. Il l’a connu lors de son premier séjour à Paris, dans les années 50, par l’intermédiaire de Mario Vargas Llosa. Le futur romancier péruvien n’a encore rien publié, il est alors « très à gauche et déjà fanatique de Flaubert ». Un soir, il invite Edwards chez lui :« Je suis entré. Dans une salle sombre, il y avait trois chaises. Au milieu, Julio Cortázar, immense, avec ses yeux clairs ; à droite, sa mère ; à gauche, sa femme. J’avais l’impression d’être devant un portrait naïf du Douanier Rousseau. Chez Cortázar, il y avait des tableaux abstraits. Il lisait alors de la littérature dite marginale : Artaud, Bataille, Schwob. Il y a eu un énorme changement après son voyage à Cuba. Avant, j’avais l’impression qu’il était un Français presque parfait. En 1958, quand on a eu peur d’un coup d’Etat, il craignait que les chars détruisent son Paris. Il a découvert l’Amérique latine à Cuba. » Après Persona non grata, jamais plus ils ne se parleront.
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LOUIS ARAGON EST UN POÈTE, ROMANCIER ET JOURNALISTE, NÉ LE 3 OCTOBRE 1897 À NEUILLY-SUR-SEINE ET MORT LE 24 DÉCEMBRE 1982 À PARIS. ICI DANS LES ANNÉES 70, AVEC SES CHEVEUX LONGS |
Pari gagné d’avance
A Paris, l’ambassadeur Edwards a ressorti des caves de vieux canapés bruns, confortables, où Aragon se déposait avec son ami Pablo Neruda. C’est à Paris que le second apprend, en 1971, qu’il a le Nobel de littérature. Aragon le rejoint aussitôt. Il semblait, dit Edwards, «plus heureux que le lauréat». Dans J’avoue que j’ai vécu, Neruda écrit : « Un soir d’octobre, Jorge Edwards, écrivain et conseiller de notre ambassade, entra dans la salle à manger. Avec la parcimonie qui le caractérise, il me proposa un pari très simple. Si on me décernait le prix, je l’inviterais lui et sa femme dans le meilleur restaurant de Paris. Dans le cas contraire, il paierait mon repas et celui de Mathilde. » Neruda ajoute : « Une partie du secret de Jorge Edwards et de son hasardeux pari s’éclaircit le lendemain. J’appris qu’une de ses amies, journaliste, lui avait téléphoné de Stockholm pour lui dire que Pablo Neruda avait toutes les chances d’obtenir le Nobel. »
Elsa Triolet vient de mourir. Selon Edwards, « Aragon semblait moins veuf d’elle que d’André Breton et des surréalistes ». Dans un livre qui mériterait d’être traduit et qu’il consacre à Neruda, Adiós, Poeta, il décrit l’apparition du dernier Aragon, « vêtu de velours noir et exhibant sa longue crinière blanche », «une crinière inédite, annonciatrice de sa phase finale, étrangement néosurréaliste». Aragon se lâche, comme un étalon libéré de l’écurie. A un cocktail de l’ambassade soviétique, il observe, par-dessus les toasts au caviar, les intellectuels organiques et dit à Edwards d’une voix forte, sans gêne : « Tu ne sais pas à quel point a baissé le niveau intellectuel des gens de cette maison. Je viens ici depuis le début de la révolution et j’ai été témoin de la décadence, année après année : une déchéance dont la pente déclinante semble ne devoir jamais cesser… Une déchéance infinie ! » Cet infini désastre bureaucratique fait écho à celui des tirades nourries à la dinde de Lezama Lima. Une autre fois, Edwards accompagne Aragon à l’opéra pour voir le Vaisseau fantôme de Wagner. Sur scène, il ne manque ni une voile ni un cabestan. Après la représentation, Edwards demande à l’auteur des Beaux Quartiers ce qu’il a pensé du spectacle : «Musicalement, c’était impeccable, lui répond-il avec une moue. Mais c’était trop réaliste à mon goût.»
Aragon et Neruda sont les deux phares qui éclairent l’intimité parisienne d’Edwards en ces années-là : deux génies poétiques, blanchis sous le harnais stalinien, et que l’âge a rendu aussi pragmatiques et ambigus que possible, finalement libres. Parfois, Neruda tente des dîners diplomatico-littéraires, et c’est toujours une catastrophe. A l’un d’eux, il invite Aragon avec Gaston Defferre, son épouse Edmonde Charles-Roux, et le directeur de l’Amérique latine au Quai d’Orsay. Edmonde, écrit Edwards avec une ironie tapissée, « était une grande dame, selon l’expression que Neruda employait pour qualifier Elsa Triolet. Mais une grande dame d’un autre milieu, celui de la bourgeoisie libérale cultivée. La jeunesse s’en était allée, mais elle conservait son charme, désormais uni à une élégance mûre. Elle avait publié, ou allait publier, une bonne biographie de la modiste Coco Chanel. » Pendant le dîner, on parle du Premier ministre Chaban-Delmas, attaqué pour une affaire de fraude fiscale. Aragon se fiche de lui, « faisant reluire ses talents de pamphlétaire ». Le haut fonctionnaire du Quai lance des regards paniqués sur le thème : « Dans quel piège suis-je tombé ? »
Un autre soir, l’homme de théâtre Jean-Louis Barrault et l’actrice Madeleine Renaud sont invités en compagnie d’un futur putschiste, le colonel Alberto Labbé, directeur de l’Académie militaire chilienne. Labbé est en uniforme, médaillé, couvert d’une casaque blanche - un héros d’opérette. Barrault, stupéfait, ne cesse de le fixer avec une ironie muette, et finit par le traiter, d’une voix pas assez basse pour que le colonel ne puisse l’entendre, de « fiancée ». L’ambassadeur Edwards ne compose sans doute plus ce genre de bouquet mal assorti.
« De longues moustaches »
Des événements plus importants ont naturellement lieu, qui engagent le tandem Neruda-Edwards. Le gouvernement Allende a nationalisé le secteur minier, essentiel au Chili. Aussitôt, les Etats-Unis exigent l’embargo sur le cuivre. Un procès est engagé. Il a lieu, comme la renégociation de la dette chilienne, à Paris. « Avec les Américains, se souvient Edwards, ça commençait toujours par la déclaration de principe d’un monsieur qui avait un nom de cognac, Hennessy, ça faisait beaucoup rire Neruda. » Les Américains sont effarés de voir que les négociateurs chiliens sont un poète et un romancier. Mais Neruda a la tête sur les épaules : il sait qu’il faudra transiger et payer. Du stalinisme, il dit à Edwards avec un vague sourire : « Alors, nous avions de longues moustaches…» Elles sont coupées.
Il rencontre Pompidou et les deux hommes «commencent par parler de poésie», ce qui facilite les choses. Puis, Edgar Faure reçoit les deux Chiliens et accepte d’être l’avocat du gouvernement d’Allende. Avec ce sens du jeu - ou de la diplomatie - qui le caractérise, Faure leur dit que chez lui, en France, il ne croit pas au socialisme, mais que, s’il était chilien, il soutiendrait Allende. La justice française lève l’embargo.
Cimetière marin de Zapallar
Edwards a connu Neruda vingt ans plus tôt. Elève de jésuites, il commence par être avocat, mais il veut devenir écrivain. Sa mère, qui lit Camus en même temps que lui, tenait enfant un journal intime : « Un oncle l’a lu en public, elle a eu honte et elle a cessé d’écrire. » Le destin de sa mère a inspiré une autre œuvre non traduite, la Femme imaginaire. A 23 ans, il envoie son premier livre, des nouvelles, à trois personnes : Gabriela Mistral (poétesse chilienne, prix Nobel de littérature 1945, alors consul du Chili à Naples), Jorge Luis Borges, Pablo Neruda. Après trois mois, « Neruda m’a fait signe : il connaissait ma famille, mon oncle Joaquin. Au Chili, m’a-t-il dit, être écrivain et s’appeler Edwards, c’est difficile…»
La génération d’Edwards aime moins le Neruda stalinien, moulinant souvent des vers emphatiques, que l’auteur surréaliste, douloureux, de Résidence sur la terre. Le recueil de poèmes date de 1928, « je le savais par cœur ». Dans Il n’y pas d’oubli (sonate), Neruda écrit :« Il y a tant de morts,/ et tant de murs que soleil rouge a détruits,/ et tant de têtes qui frappent les navires,/ et tant de mains qui ont renfermé des baisers,/ et tant de choses que je veux oublier. » Edwards a la légèreté, ou la profondeur, ou l’insouciance, de ne pas vouloir oublier. C’est le chroniqueur des choses qu’il a vécues. Dans la Mort de Montaigne, il évoque un lieu où il aimerait finir, « un espace sûr, à moi » : le cimetière chilien de Zapallar. « J’ai vingt ans de plus que Montaigne à la veille de sa disparition, dans ses dernières années et ses derniers mois, et il est temps que je pense à ma propre fin. Le cimetière de Zapallar est l’un des lieux que j’aime en ce monde : cimetière marin, modeste, plein d’arbres splendides, situé à une pointe où l’océan bat violemment des anses rocheuses, où le bruit des vagues est intense, brutal, incessant. » C’est au nord de Valparaíso, à environ 12 000 kilomètres de Paris, loin de cette ville dont Rilke écrivait : « C’est donc ici que les gens viennent pour vivre ? Je serais plutôt tenté de croire qu’on y meurt.»