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lundi 21 mai 2018

QUATRE QUESTIONS SUR LES FAILLES DE L’ÉGLISE CHILIENNE



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L’ARCHEVÊQUE DE SANTIAGO, RICARDO EZZATI,
CÉLÈBRE LA MESSE À SANTIAGO, DE RETOUR
DE LA VISITE AU VATICAN, LE 18 MAI 2018.
PHOTO LUIS HIDALGO
Les évêques chiliens ont annoncé vendredi 18 mai leur démission collective suite aux affaires d’abus sexuels qui ont secoué l’Église du pays. 

Loin de mettre un point final à la crise, cette décision marque au contraire le point de départ d’un long processus de reconstruction, qui donne au pape a le champ libre pour choisir ses hommes.

1 / Pourquoi les évêques chiliens ont-ils démissionné ?

Vendredi 18 mai, au lendemain des trois jours de prière et de réflexion auxquels le pape François les avait convoqués à Rome, les 32 évêques diocésains et auxiliaires du Chili ont annoncé « remettre (leurs) charges pastorales entre les mains du pape » afin que celui-ci « puisse, librement, disposer » d’eux. Une démission collective à l’initiative de tout un épiscopat, inédite dans l’histoire de l’Église, à laquelle les évêques chiliens étaient en fait acculés.

Mardi matin, au cours de la première de leurs quatre rencontres avec le pape, celui-ci leur a lu un texte où il tirait ses propres conclusions de la « mission spéciale » au Chili qu’il avait confiée à Mgr Charles Scicluna, archevêque de Malte et spécialiste des abus sexuels.

Ce texte, sans appel, soulignait « l’existence de négligences gravissimes dans la protection des enfants vulnérables de la part d’évêques » et le fait que des prêtres expulsés pour « comportements immoraux » avaient été accueillis dans d’autres diocèses, qui leur ont confié des charges impliquant « un contact quotidien et direct avec des mineurs ». François relevait aussi que de « graves problèmes » concernant « beaucoup d’abuseurs » avaient été détectés dès le séminaire et que des évêques auraient en outre confié la direction de séminaires à « des prêtres soupçonnés d’homosexualité active ».

Concernant les plaintes des victimes, le pape a pointé du doigt la légèreté et le retard avec laquelle elles ont été traitées, certaines étant jugées « invraisemblables » malgré « de graves indices d’un délit effectif », tandis que d’autres étaient classées sans enquête. Le pape évoque des pressions exercées sur les juges ecclésiastiques chargés d’enquêter et la destruction de « documents compromettants » dans les archives de l’Église.

2/ L’Église du Chili se retrouve-t-elle sans évêques ?

Après une semaine à Rome, les évêques chiliens sont maintenant de retour dans leurs diocèses. Car, même démissionnaires, ils restent en poste jusqu’à ce que le pape accepte leur départ. Dans certains cas, la décision romaine ne devrait pas tarder. Dans d’autres, François pourrait prendre le temps de la réflexion, et peut-être réexaminer les dossiers.

D’autant que, à cause sans doute du choc provoqué vendredi, de nouvelles affaires se font jour. Ainsi, à Rancagua, au sud de Santiago, des prêtres sont accusés depuis ce week-end d’avoir formé un vaste réseau sectaire d’abus sexuels. L’évêque, Mgr Alejandro Goic, aurait reçu des dénonciations il y a un an et demi mais n’aurait pas bougé, faute de preuves, alors même qu’il préside la commission de lutte contre les abus sexuels. Finalement, ce week-end, il a annoncé avoir suspendu de leur ministère 15 prêtres, près du quart de son clergé !

Toutefois, la démission collective des évêques chiliens doit permettre au pape d’avoir les mains libres, et non noyer les responsabilités. Il a prévenu dès mardi que les problèmes « ne trouveront pas de solutions seulement en abordant les cas concrets et en les réduisant au renvoi de personnes ». « Cela – je le dis clairement –, il faut que nous le fassions mais ce n’est pas suffisant, il faut aller plus loin, a-t-il affirmé. Il serait irresponsable de notre part de ne pas approfondir en cherchant les racines et les structures qui ont permis à ces événements concrets de se produire et de se perpétuer. »

Il a ainsi mis en évidence une « psychologie élitiste (qui) a fini par générer des dynamiques de division, de séparation, des “cercles fermés” conduisant à des spiritualités narcissiques et autoritaires ». Au point que les évêques chiliens n’ont pas hésité, selon ce qu’ont expliqué les victimes elles-mêmes, à « duper » le pape sur la réalité des faits, l’entraînant à prendre fait et cause pour eux, au mépris des victimes. Il faudra beaucoup de temps à l’Église chilienne pour se rebâtir sur des bases saines, mais François veut que tous soient impliqués et que, cette fois, les laïcs ne soient pas mis à l’écart.

3/ Comment réagit-on au Vatican ?

Les rencontres entre le pape et les évêques chiliens ont été de réels face-à-face. Seul le cardinal Marc Ouellet, préfet de la Congrégation pour les évêques, a assisté aux réunions, le reste de la Curie restant en marge dans une affaire où le pape avait été personnellement exposé. Pendant toute la semaine, le Vatican a d’ailleurs fonctionné comme à son habitude.

Samedi, pourtant, la concomitance entre l’annonce de la canonisation de Mgr Oscar Romero et les obsèques du cardinal colombien Dario Castrillon Hoyos, figure de la reprise en main romaine de l’Église latino-américaine sous Jean-Paul II, poussait certains à s’interroger sur l’opportunité de revisiter ce passé.

Or, il se trouve qu’une autre figure de cette reprise en main romaine est particulièrement concernée par le Chili : le cardinal Angelo Sodano, ancien secrétaire d’État de Jean-Paul II. Nonce au Chili sous la dictature, il a en grande partie façonné l’Église chilienne actuelle, bien loin de ce qu’en avait connu le jeune jésuite Bergoglio dans ses années de formation. À bien des égards, la « psychologie élitiste » de l’épiscopat chilien est due à celui qui est longtemps resté très impliqué dans les affaires du Chili. L’actuel nonce, expressément prié de ne pas venir à Rome la semaine dernière, est d’ailleurs un des protégés de celui qui, malgré ses 90 ans, reste, comme doyen du Sacré Collège, un personnage très influent à la Curie.

4 / Est-ce un message pour le reste de l’Église ?

S’il ne faut pas extrapoler outre mesure le cas chilien, la manière dont le pape a géré cette crise est un message clair à tous les épiscopats qui seraient tentés de minimiser auprès de Rome les affaires d’abus sexuels, voire d’essayer d’y impliquer le pape. Le cas chilien est toutefois très particulier, enraciné dans un terreau spécifique que François a analysé avec beaucoup de finesse.

Le parallèle avec les affaires Pell, en Australie, ou Barbarin, en France, est difficile à établir : il s’agit de cas sur lesquels les justices nationales ne se sont pas encore prononcées ; François lui-même a eu l’occasion d’expliquer qu’il ne se prononcerait qu’après leurs jugements. De même en ce qui concerne l’application du motu proprio Comme une mère aimante de 2016 sur les négligences des évêques : celui-ci n’étant pas rétroactif, il ne s’appliquait pas à la plupart des affaires chiliennes.

Toute cette affaire souligne toutefois la réaffirmation de la politique de « tolérance zéro » que François entend mener à la suite de Benoît XVI. Mais elle met aussi en évidence les limites de la politique vaticane en la matière, encore trop exposée aux velléités cachottières de certains épiscopats. Plus que jamais, l’idée lancée par les conseillers du pape de créer sur les différents continents des tribunaux dépendant directement du Vatican, et non des diocèses semble d’actualité.

Nicolas Senèze, à Rome