Catégorie

jeudi 21 octobre 2010

LES MILLE VIES DE RAOUL RUIZ, RÉALISATEUR-TUEUR À GAGES

Mort et enterré depuis belle lurette, le surréalisme ? Raoul Ruiz est la preuve vivante que non. Voilà plusieurs décennies maintenant que ce cinéaste chilien, citoyen français, âgé de 69 ans, nous embobine pour notre plus grand plaisir. Jeu de l'oie cinématographique, récits gigognes, fictions à tiroirs : son cinéma n'a cessé d'aller à contre-courant en tenant son cap sur l'imaginaire. Chacun de ses films est un voyage baroque, entre songe et réalité, mémoire et oubli, hasard et nécessité.

Ruiz a sillonné le monde, tissant d'étranges correspondances entre certains pays, la Sicile et la Suisse, le Chili et le Portugal. On jurerait qu'il a vécu plusieurs vies. Grâce à Trois Vies et une seule mort justement (avec Marcello Mastroianni) ou à Généalogies d'un crime (avec Catherine Deneuve), il a connu en France sa période la plus faste, à la fin des années 90. Puis on l'a un peu perdu de vue. Il nous revient avec un grand film, Mystères de Lisbonne, adaptation d'un classique de la littérature portugaise. Ruiz est un puits d'éru­dition, mais il n'étale pas sa science. Il fait mieux : il la transforme en art de la divagation. Propos d'excentri­que, pas piqués des hannetons.


Réalisateur, navigateur et tueur


« Je suis né à Puerto Montt, au Sud du Chili, mais mes premiers souvenirs datent de Valparaíso, où je suis arrivé à 3 ans. Je suis resté dans les parages jusqu'à l'âge de 16 ans, avant d'aller à l'université de Santiago. Mon père était capitaine de bateau, et je crois bien être le premier de la famille à ne pas avoir été marin. Je me suis rattrapé en racontant des histoires de marin [Les Trois Couronnes du matelot, L'Ile au trésor, NDLR...]. Récemment, j'ai récidivé en montant une série pour la télé chilienne, Littoral, un peu à la manière de Mystères de Lisbonne : c'est le meilleur moyen de faire un film long sans que les producteurs râlent trop. Dans ce film, je raconte des histoires liées aux gens de la mer, à Valparaíso, un grand port autrefois. Aujourd'hui, l'endroit est plein de nostalgie, c'est un peu has been. Les gens aussi : ils semblent avoir été quelque chose, quelque part, il y a longtemps. Même les enfants de 6 ans... Valparaíso me donne, d'ailleurs, la même impression que le Luxembourg, où les bébés ont l'air de retraités. 


Je serais volontiers devenu matelot sans la campagne acharnée de ma mère, qui m'a convaincu qu'être marin était aussi barbant que chauffeur de bus. Elle m'a poussé vers d'autres domaines, mais dans le fond je n'ai pas choisi un métier si différent, puisque je voyage sans arrêt. Réalisateur se rapproche aussi de tueur à gages : on est parfois réveillé à minuit et quelqu'un nous dit : "Vous prendrez le vol de 7h10, un revolver, euh... enfin, Untel vous attendra et vous commencerez à tourner lundi..." Je me souviens que, dans les années 70, lorsque la télévision allemande me produisait, elle payait la totalité du film en une seule fois. Et pas de chèques, rien que des billets de banque ! On devait se débrouiller tout seul et revenir trois mois après, le film fini. On se retrouvait alors dans la rue, avec ce paquet d'argent dans les poches, puis on prenait le train de nuit pour Paris ! Vous imaginez les risques... »


L’exil et le rire


« J'ai quitté le Chili en 1973, après l'arrestation du premier cinéaste, Patricio Guzmán. C'était un mois après le coup d'Etat militaire de Pinochet. J'étais presque en fin de carrière – j'avais fait huit films ! – et, derrière, les jeunes poussaient pour écarter les vieux – je me suis vengé depuis, les jeunes ont maintenant 60 ans et n'ont fait que trois films ! Bref, j'ai fui le Chili et j'ai débarqué au Club Med à Ouarzazate, en pleine guerre du Kippour ! Un ami réalisateur allemand, Peter Lilienthal, tournait là-bas, et c'est lui qui m'avait envoyé le billet d'avion. C'était très étrange de se retrouver en plein ramadan, dans un Club Med désert avec une bonne partie du personnel sur le pied de guerre. Plus tard, c'est Paris qui m'a choisi. Tout le monde confondait ma nationalité, on me croyait mexicain, brésilien, portugais. J'ai fait un film, Dialogues d'exilés, qui m'a valu l'excommunication des exilés et une protection inattendue du Parti communiste français. Ça tombait bien : j'avais beaucoup de mal avec le côté boy-scout des dissidents. Je me suis résolu à passer du côté de la France en me disant qu'il valait mieux en rire. »


Une petite histoire d’O


« Tantôt je m'appelle Raoul, tantôt Raul. Ça dépend des pays. En vérité, c'est Raul. Le problème, c'est qu'en France les ordinateurs se fâchent devant l'absence du "o". Mal écrit, ça devient même parfois Paul. J'ai fini par ajouter le "o". »
« Je raconte des histoires tout le temps. D'où mon goût pour le folklore, les troubadours. C'est le grand avantage du feuilleton sur les structures en trois actes : il tolère les points de suspension, les fils d'histoires qui tombent dans le vide. En amont de Mystères de Lisbonne, j'ai d'abord lu les trois volumes du roman de Camilo Castelo Branco [un écrivain du XIXe, sorte de Balzac portugais, NDLR] en prenant le plaisir de me perdre parmi les trois cents personnages. Carlos Saboga, le scénariste, a formidablement réussi à ramasser toutes ces d'histoires si portugaises dont Valery Larbaud avait justement remarqué la singularité : elles ne se déroulent jamais comme prévu. Un personnage peut être sur le point de se suicider et tout d'un coup changer d'avis puis refaire sa vie. Ce n'est pas l'ambiguïté ni la perversité des personnages, mais leur nonchalance qui m'a le plus attiré. Le film existe en deux versions : une série télé, plus longue, plus parodique. Et une version cinéma, plus à l'américaine, façon Otto Preminger, de quatre heures et demie, qui nécessite une prédisposition, mais apporte, je l'espère, un plaisir particulier. Il faut d'abord s'installer dans le récit, puis commencent à s'activer les éléments addictifs, les échos, les résonances, les rappels. Le but, c'est de donner l'impression de vivre toute une vie. »


Une filmographie infinie


« Je ne suis pas un fanatique du système décimal, pourtant je tourne souvent autour du nombre cent. A 15 ans, je me suis lancé un défi : écrire cent pièces de théâtre. J'y suis parvenu, en trichant un peu, avec certaines pièces de trois pages, comme a pu en écrire Jean Tardieu. Une dizaine d'entre elles ont été jouées... Sur ma quantité de films, j'ai lu sur Internet que j'avais fait deux cents films, ce qui me semble exagéré. On est plus proche de cent dix-sept, cent vingt, en comptant ceux que j'ai tournés pour le ministère de l'Education nationale au Chili, sur des sujets aussi variés que l'art de la conversation ou la culture de la pomme de terre. Ma méthode pour travailler autant et aussi vite ? Je ne sais pas trop : je flaire le film, je sens l'odeur du tournage. Cela m'épargne beaucoup de temps. "Tu n'as pas besoin de convaincre les producteurs, m'a dit un ami réalisateur espagnol, tu les infectes !" En vérité, le mérite revient simplement à mon ADN, j'ai plutôt bon caractère : je calme les ennemis potentiels. »


Ma greffe du foie


« Mystères de Lisbonne, c'est une sorte de testament. Je l'ai réalisé en pensant que c'était peut-être mon dernier film. J'étais malade et je devais entrer à l'hôpital à la fin du tournage pour une intervention, avec 50 % de chances d'y passer. Ce qu'on appelle le "risque vital", qui est en fait le risque mortel ! Bon, je n'ai pas voulu prendre tout ça trop au sérieux, même si on peut lire quelque chose d'inéluctable dans chaque plan. Pour combattre la mélancolie et conjurer le mauvais sort, je raconte volontiers ma maladie, c'est comme une superstition.


Le médecin qui m'a opéré m'a dit que j'avais une tumeur atypique, inclassable. "Ah, c'est marrant, c'est exactement comme ça qu'on définit mes films", lui ai-je répondu... Pour la greffe, c'est compliqué d'avoir un foie, ce n'est pas à la commande. Or, un drôle de miracle a eu lieu : ce n'est pas un, mais deux foies qui sont arrivés. Quelqu'un a dit au Chili que c'était normal, puisque deux institutions avaient prié pour moi, l'Eglise évangélique et l'Opus Dei – espérons que j'ai hérité de celui de l'Eglise Evangélique... Enfin, le problème c'est qu'un groupe d'éminents médecins au Chili, comprenant que mon foie était chilien, a alerté l'opinion en menaçant de faire appel à la justice. La durée de vie d'un foie frais n'excédant pas six heures, il n'aurait soi-disant pas supporté le voyage, de Santiago à Paris ! »


Pourriez-vous m'indiquer le chemin pour la tour de Babel ?


« Mes films sont très parlés, l'image sonore comptant autant que l'image visuelle. Tout ce qui est lié aux langues et aux accents me fascine. Les Chiliens sont capables de parler des heures, sans verbe ni sujet. Leurs phrases deviennent des bruits... Je suis vivement intéressé par ce cas inédit de prisonniers – un Italien, un Russe, un Anglais – dans un camp au Japon, durant la Seconde Guerre mondiale, qui finissent par parler tranquillement latin, car c'est leur seule langue commune. Imaginer les malentendus liés à leurs accents me réjouit.


Il y a aussi l'"aljamía", cette langue difficile à prononcer, pratiquée par les musulmans en Andalousie. J'ai fait un film, La Chouette aveugle, avec des Belges qui parlent aljamía et dans lequel j'ai ajouté toutes sortes de bruits de bouche, importés du Chili et du Sénégal. Je ne connais pas beaucoup de langues, mais j'apprends des poèmes la nuit, pour lutter contre l'insomnie et Alzheimer par la même occasion. J'aime beaucoup le provençal ou le sicilien de cour du XVIIe... Pourquoi le portugais est-il si cinématographique ? En raison de son discours implicite, de ce qui est derrière la langue, y compris le silence. En français, quand on commence à parler, on sait à peu près comment on va finir la phrase, et le discours explicite est plus fort que tout. Tandis qu'en portugais ou en chilien, dire les choses frontalement est carrément obscène. De là le charme indéfinissable des acteurs portugais disant leur texte : on dirait tout le temps des chats en train de ronronner. »


Génie méconnu


« C'est plutôt un avantage de ne pas être trop connu. Je me souviens d'une réplique dans un film de Manoel de Oliveira, La Cassette, où un guitariste parle avec le patron d'un petit café : "J'ai 75 ans et personne ne me connaît, ce n'est pas rien." Au Chili, je suis accueilli comme une figure nationale, je ne vais pas, en plus, leur demander de voir mes films ! Un ami avait résumé cela en une lettre : "J'admire beaucoup votre travail et n'avoir rien vu de vous n'a fait qu'augmenter mon admiration." Mes films ont, malgré tout, de curieux destins. Très peu de gens, par exemple, ont vu L'Ile au trésor, en France. Alors qu'aux Etats-Unis, il est multidiffusé comme un classique sur les chaînes du câble. »


Cinémémoire


« Les Milanais ont un verbe, calendare, qui désigne ce moment particulier du réveil où l'on passe fugitivement en revue ce qu'on a fait la veille, ce qui nous attend dans la journée. Trouver l'équivalent de la mémoire en film, tout en créant des rimes poétiques, c'est l'une de mes obsessions. Une tâche compliquée, car les images sont de nature plutôt liquides, c'est difficile de les enfermer dans des segments discrets. Proust m'a inspiré lorsque j'ai adapté Le Temps retrouvé. C'est lui l'inventeur du travelling, du fondu enchaîné, sauf qu'il a besoin de quarante pages. Au cinéma, c'est plus rapide. Mon cinéma est moins fondé sur un principe d'accumulation que sur celui de combinaison. Certes, je suis encombré de souvenirs – pourquoi donc me rappelle-je soudain que 212229-B était autrefois le code de l'Institut français de Londres ? Mais je ne crois pas être hypermnésique, enfin je l'espère : ceux qui le sont finissent en général par se suicider. Comme je lis des livres atypiques, je donne l'impression d'une énorme mémoire, alors qu'il s'agit juste d'une mémoire atypique. »


L’enfant, cet adulte


« Il y a souvent des enfants dans mon cinéma, pourtant je ne suis pas un fan de l'enfance, qui peut être une période terrible. Longtemps, je me suis couché de bonne heure, parce que je devais me lever à 7 heures pour aller à l'école. Pendant ce temps, ma famille s'abrutissait de fêtes improvisées. Une fois, j'ai été réveillé, au milieu de la nuit, par quatorze mômes en furie, se jetant sur mon lit, me mettant les doigts dans le nez. Une autre fois, je me suis retrouvé dans les airs : des inconnus me lançaient comme un jouet. Au Chili, le seul adulte à la maison est l'enfant. C'est le côté touchant du pays. Dans ma génération, la mère occupait plutôt le rôle du père, comme chez les Indiens. Le père était une sorte de parvenu blagueur, chargé de l'initiation sexuelle, ce qui signifiait amener son fils dans un bordel propre. »


Des films en sommeil


« Je viens de terminer le premier court métrage, La Valise, que j'ai réalisé en 1960 [l'histoire d'un homme qui se promène avec une valise contenant un nain, NDLR], en y ajoutant un plan et les sons qui manquaient. A cette époque, il y avait toujours quelqu'un ou quelque chose qui empêchait l'achèvement complet de mes films, les laissant en sommeil. C'était peut-être dû à ce qu'on appelle au Chili "la pesanteur de la nuit", ce moment de spleen après l'énergie. Quelque chose qui remonte aux temps anciens des colonies en Amérique latine et plus loin encore à la misanthropie de Don Quichotte. Cet état que les Espagnols nomment "la fatigue de commander" et que les Portugais appellent "le stress des vainqueurs". Lorsque l'idée de gagner quelque chose devient insupportable. ».

Propos recueillis par Jacques Morice
Télérama n° 3170