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Luis Sepulveda par DANIEL MORDZINSKI 26-04-2010
Venu au Festival de Biarritz présenter son dernier roman « L'ombre de ce que nous avons été », l'écrivain chilien nous a confié ses sentiments amers sur son pays, ou sur le sort réservé aux Mapuche.
La très grande salle du Casino Municipal se révéla trop petite ce jeudi matin pour accueillir les très nombreux spectateurs du Festival d'Amérique Latine de Biarritz venus à la rencontre de l'écrivain chilien Luis Sepulveda, qui y présentait son nouvel ouvrage, "L'ombre de ce que nous avons été".
Situé dans un quartier populaire de Santiago de Chili, le récit s'attache au désir de revanche sur l'Histoire de trois anciens militants de gauche, condamnés à l'exil par le coup d'Etat de Pinochet, qui, trente-cinq ans après, se retrouvent pour participer à une ultime action révolutionnaire.
C'est avec autant d'ironie que de tendresse que l'auteur du "Vieux qui lisait des romans d'amour", des "Roses d'Atacama" ou de "La folie Pinochet" s'est retrouvé en prise avec cet ouvrage qui, contrairement à bien de ses oeuvres, se déroule entièrement au Chili, "mon pays de la mémoire, définitivement différent du pays réel, ce qui interdit tout autant la mélancolie qu'une fin d'exil", a-t-il expliqué.
Aujourd'hui vivant en Espagne, dans les Asturies, Sepulveda a livré quelques clés autant esthétiques que citoyennes qui le poussent à écrire, "le plus beau métier du monde", et le confrontent aux images obsédantes du passé, avec la certitude que "l'humour est l'une des principales armes d'une littérature courageuse".
Repoussant avec énergie la notion d'écrivain engagé ("une invention française qui ne veut rien dire, quand le seul vrai courage est celui d'être un citoyen engagé"), il évoque sa génération, qui vécut "le plus long et le plus merveilleux mai 1968", qui commencença dès 1967 au Chili, et "s'interrompit brutalement en 1973, un 11 septembre, avec le coup d'Etat de Pinochet et la mort du Président Salvador Allende".
"Nous avions mis en marche la capacité d'imaginer un futur différent, dans un moment intense de révolution des idées, et même si nous avons découvert que, sous les pavés, il n'y avait pas de plage, cette période s'est remplie d'utopies à même de reconstruire un monde dévasté par la seconde guerre mondiale, mais qui reproduisait les mêmes conditions d'échec des civilisations", estima-t-il.
Parmi les nombreux spectateurs conquis et ravis, Luis Sepulveda s'adressa plus particulièrement aux nombreux jeunes présents dans la salle.
"Notre dernière utopie aujourd'hui est que nous pensons que vous allez contruire de nouvelles utopies, et poursuivre ces combats que nous n'avons pas pu mener à leurs termes, comme la lutte pour l'égalité de la femme ou l'écologie", leur déclara-t-il.
Une longue, très longue séance de signatures mit fin à cette rencontre, laissant le souvenir précieux d'un nouveau moment d'exception offert par cette 19ème édition du Festival de Biarritz.
Entretien eitb.com avec Luis Sepulveda
La mélancolie, "ce bonheur d'être triste, comme l'a décrit l'écrivain italien Guiseppe Lampedusa", est loin d'être le moteur de la création ou de l'action de Luis Sepulveda, exilé après le coup d'Etat de Pinochet, après avoir été emprisonné et torturé comme nombres de ses compatriotes.
Observateur opiniâtre des bouleversements sociaux et politiques du Chili, il a officié dans le champ créatif du roman, de la nouvelle, du théâtre et du journalisme, "qui devrait être considéré comme un genre littéraire en soi".
Son exil l'a contraint à une existence de "citoyen de 2ème classe, qui a échappé au sort des citoyens de 3ème classe quand, comme en France, on vient vous chercher pour vous renvoyer dans un pays où vous pouvez être tué dès que vous arrivez".
L'élection du nouveau président chilien, Sebastian Piñera, en mars 2010, "une épreuve morale très douloureuse", lui semble l'aboutissement d'un processus démocratique qui n'a jamais eu "le courage de modifier la Constitution chilienne mise en place par Pinochet".
Le maintien notamment de cet "article étrange sur le caractère constitutionnel et inaliénable du développement économique du Chili" est un champ fertile pour que "ceux qui ont su faire fructifier ce mythe de la réussite financière, tel que mis en place par la dictature".
"Le président chilien actuel ne représente absolument rien de la démocratie, si on refuse de la considérer comme un produit économique comme le fait cet homme d'affaires qui est à la tête des principaux médias du pays", estime-t-il, "ce qui fait que Sebastian Piñera, son modèle, c'est Berlusconi, le résultat d'un pacte affairiste qui a usurpé la démocratie au profit d'une sorte de contrat signé par un impresario du succès pour le pays".
La situation vécue par les indigènes Mapuche, au centre sud du pays, est également vécue comme une profonde et odieuse blessure.
"Les demandes légitimes des premiers habitants historiques, en termes d'accès aux terres qui leur appartiennent ou en termes de défense de sa culture millénaire, n'ont pour seule réponse que l'application de lois anti-terroristes, qui les privent de défense, les envoient en prison une cagoule sur la tête, et perpétuent une attitude insupportable et inacceptable vis à vis de ce peuple qui a tant de choses à apprendre à l'humanité entière, notamment en termes de respect de l'environnement", grondera-t-il.
Aujourd'hui, une trentaine d'entre eux sont en grève de la faim depuis près de 80 jours, entrainant un chemin sans retour vers la vie, et ce dans l'indifférence de la société chilienne, "dont la majorité doit accepter qu'on lui rappelle qu'elle est profondément raciste".
Dans un ciel toujours aussi encombré des nuages de colère et d'incompréhension, l'absence d'une presse écrite réellement indépendante et le contrôle des médias audiovisuels participent à son sens d'un même projet politique d'abrutissement des masses, tout comme "le prix des livres, extrêmement élevé, qui ne permet pas aux Chiliens d'avoir accès à d'autres voix que celles autorisées par les gouvernants".
Au Chili, l'amour existe, pourtant, qui a vu plus de 7.000 Chiliens prendre d'assaut le quartier du Salon Pablo Bolivar où, quatre ans auparavant, Luis Sepulveda fut accueilli officiellement pour une rencontre littéraire à Santiago.
Comme beaucoup d'autres avant lui, la marge représentée par la création littéraire, dans laquelle son travail est inscrit, ne pourrait représenter qu'un caillou, guère plus, dans un désert d'indifférence ou de déni, ou dans la chaussure d'un puissant.
L'Histoire du Chili l'a montré, depuis longtemps : ces cailloux mis côte à côte ont parfois constitué une barrière contre laquelle l'ignominie et la vulgarité se sont cassés les dents.