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vendredi 5 mars 2010

Complainte pour le Chili

Le dynamique Chili, qui se distinguait par sa modernité et son progrès en Amérique latine, se retrouve gravement blessé. Je ne sais pas combien d’années prendra la reconstruction. C’est non seulement un pays extravagant par sa forme tout en longueur, mais aussi un territoire extrêmement vulnérable. Les 4 000 kilomètres qui séparent le point le plus au nord de l’extrémité sud sont des proies propices aux mouvements telluriques. Cela a toujours été le cas, et cela le sera encore, car la na ture a des caprices que les humains ne maîtrisent pas. Après chaque catastrophe, nous nous disons que ce sera peut-être la dernière. De fait, il n’y a pas eu de séisme de cette violence depuis cinquante ans. Nous avons cru que notre mère la Terre avait déclaré une trêve illimitée.

La violence a éclaté en pleine nuit, vers 4 heures du matin. Au Chili, c’est l’été en février et des centaines de milliers de personnes sont en vacances sur les plages ou sur les beaux lacs du Sud.

Les nuits étoilées où souffle une douce brise sont propices aux grands festivals de théâtre ou de chanson populaire. Viña del Mar, la plus connue de nos villes balnéaires, organisait justement cette semaine sa manifestation suprême, le Festival international de la chanson. Cette année, les modalités de la compétition étaient différentes du fait que le Chili fête le bicentenaire de son indépendance. Le jury devait élire la plus belle chanson du monde de ces cinquante dernières années. L’Argentine était en lice avec El día que me quieras, de Carlos Gardel et Alfredo Le Pera, les Etats-Unis avec Rock Around the Clock, de Bill Haley et ses Comets, le Royaume-Uni avec (I Can’t Get no) Satisfaction, et la douce Italie avec le superbe Volare, de Domenico Modugno.

J’ignore qui a gagné, puisque ce festival très fréquenté a fermé ses portes avant la fin. La catastrophe a tout annulé : concerts, projections, matchs de foot. “Pays fermé jusqu’à nouvel ordre.”

Les images que montre la télévision sont terribles. Mais le ministre des Travaux publics assure que les dégâts sont avant tout “cosmétiques”. Cosmétiques ou pas, le fait est que la tragédie anéantit au moins trois grands événements que devait accueillir le Chili. A commencer par le Ve Congrès de la langue espagnole, à Valparaíso. Il devait être inauguré par le roi et la reine d’Espagne et la présidente Michelle Bachelet. C’eût été une excellente occasion de célébrer la vitalité de la langue commune aux hispanophones d’Espagne et d’Amérique et le bouquet final pour notre blonde présidente, qui, après vingt ans de coalition de centre gauche, passera le relais le 11 mars à Sebastián Piñera. Dommage ! Immense tristesse, car l’Académie royale espagnole, l’institut Cervantes, les maisons d’édition, tout le monde avait très envie de cette manifestation.

Autre victime du séisme, un joli Ier Congrès de littérature jeunesse qui avait attiré des centaines de spécialistes d’Espagne, du Brésil et de toute l’Amérique hispanophone au palais des Beaux-Arts de Santiago. Le vieil édifice porte aujourd’hui une pancarte succincte écrite à la main : “Fermé”. Ses corniches se sont détachées et sont allées se fracasser sur le perron.

Deux fois dommage, aussi bien pour la présidente sortante que pour le nouveau gouvernant de droite. La première méritait de partir en beauté : selon les sondages, elle quitte ses fonctions avec plus de 80 % d’opinions favorables. Et Sebastián Piñera, qui voulait démarrer son mandat avec une énergie immense, va d’abord devoir réparer le terrain où il s’attendait à éblouir avec un jeu mondialisé.