Le 27 février, trois murs d'eau - le troisième surtout, haut, selon les témoins, d'au moins huit mètres - ont soulevé ce bateau de pêche, et des dizaines d'autres plus légers, sur la crête des vagues, avant de les projeter sur terre avec fracas. Ils sont couchés dans les rues ou les jardins, à des centaines de mètres parfois de leur ancien point d'ancrage.
Ramon Ayala, 52 ans, contemple tristement le navire échoué. En silence, il se lève et nous invite d'un geste à faire le tour d'El Morro, le décor de sa vie depuis son enfance. C'est un spectacle de désolation. La quasi-totalité des 150 maisons familiales, appuyées l'une à l'autre, sont au mieux partiellement détruites, au pire en ruines.
On marche sur un tapis de boue encore humide, malgré le beau soleil de cette fin d'été austral, au milieu d'un fatras de planches, de meubles, de mille objets enchevêtrés. Certaines familles avaient chez elles un petit pécule en billets de banque, qui fut souvent emporté par les eaux. Ici, un bateau s'est encastré dans une cabane ; là, un autre est perché sur une voiture.
Le cataclysme a décimé cette petite communauté, dont la pêche est l'unique gagne-pain, comme le reste du port, qui abrite une base de la marine nationale. Selon le maire, Gaston Saavedra, 80 % de ses 180 000 administrés se retrouvent sans-abri. Dix mille maisons sont inhabitables, des centaines détruites.
"Pêcher, c'est la seule chose que je sais faire, soupire Ramon. Comment allons-nous vivre maintenant ?" Père de six enfants, dont l'aîné a 22 ans, il dit "avoir tout perdu" : sa barque, et son moteur de rechange, son matériel et ses filets. En plus, ajoute-t-il, "je n'étais pas assuré". Pour l'instant, son urgence, c'est de reconstruire sa maison.
Pas un habitant d'El Morro n'a péri, alors qu'une quarantaine au moins sont morts sur la commune de Talcahuano. Dimanche, les carabiniers ont retrouvé le cadavre d'un homme, emporté par la mer sur deux kilomètres.
"La radio nous disait qu'il n'y aurait pas de tsunami, raconte Ramon. Heureusement, nous ne l'avons pas crue. Nous nous sommes souvenus de ce que nos pères racontaient. Juste après le tremblement, nous avons trouvé refuge sur les monticules derrière les maisons. Et une heure après, nous avons entendu la mer arriver, avec un bruit irréel, assourdissant."
Groupes d'autodéfense
La "promenade" continue. On n'entend que les cris des mouettes et les aboiements des chiens. "Tiens, voilà un de mes filets", lance Ramon en esquissant un vague sourire. Il l'examine, éprouve sa solidité, et l'abandonne à son sort. Plus loin, trois petits chalutiers gisent sur le sable : "Celui-ci, c'est le Cristina. Il était tout neuf. Il appartient à un ami, Miguel Meira."
Il règne sur toute la zone une odeur qui prend à la gorge. Des relents d'algues et surtout de farine de poisson. Plusieurs conteneurs ont été charriés par la mer et propulsés sur le rivage où leur cargaison s'étale : une centaine de sacs de farine d'une tonne, ou de 50 kilos, à demi éventrés, et des sachets de filets de poisson.
Le tout, destiné à l'exportation, sortait de l'usine El Golfo, toute proche, et gardée par trois soldats en faction, qui portent des masques. Le pont qui y conduit est endommagé. Sur le parapet, des anonymes ont accroché, en signe de deuil, des gerbes de fleurs artificielles.
Par prévention sanitaire, l'armée a commencé à assainir chaque logement inondé. Les autorités ont entrepris une campagne de vaccination des enfants, notamment contre l'hépatite. Dans les rues, plusieurs tonnes de poissons morts sont en voie d'être ramassées. En attendant, c'est un objet de curiosité pour les gamins fascinés.
Non loin de là, au bord d'un canal, le quartier, visiblement très pauvre, de San Marcos, panse ses plaies. Ses maisons basses, pour la plupart en bois ou en pisé, ont beaucoup souffert. Quelques-unes ont ensuite été la cible d'une bande de cambrioleurs. Les habitants, spontanément rassemblés en groupes d'autodéfense, ont alors obstrué leurs ruelles avec des tonneaux et des bouteilles, assurant une garde nocturne auprès des braseros. Une semaine plus tard, certaines de ces petites barricades improvisées témoignent encore des peurs surgies dans le sillage du tsunami.
Jean-Pierre Langellier