GIORGIO JACKSON. PHOTO NEWS MAGAZINE QUÉ PASA |
Ce jour-là, il rejoint la manifestation étudiante, défilant très sérieusement aux côtés de Camila Vallejo et de Camilo Ballesteros, les deux autres leaders de la contestation étudiante. Mais le 9 août, 70 000 personnes allaient marcher à leurs côtés dans les rues de Santiago [et dans beaucoup d’autres villes du pays, du jamais-vu depuis la fin du régime de Pinochet, en 1990]. Et lui, l’étudiant en ingénierie de l’Université catholique, le fils de famille, le leader improbable de ce mouvement, se retrouvait au cœur de la contestation. Sa réaction ? Montrer que le mouvement étudiant était uni et qu’il ne reculerait pas : “Je suis plus que jamais convaincu du bien-fondé des changements que nous exigeons. Et nous les voulons maintenant. Pas l’année prochaine ou dans deux ans. C’est cette année que l’éducation doit changer au Chili.”
L’éducation gratuite
Mais tous vous le diront, Giorgio Jackson a gagné sa place à la tête du mouvement étudiant un certain dimanche 3 juillet au soir. Avant cette date, il n’était que le président de la Fédération étudiante de l’Université catholique de Santiago (Feuc). Un poste important, certes, mais qui provoquait surtout des sarcasmes au sein de la Confédération des étudiants du Chili [Confech] à cause de la réputation traditionnellement peu combative de cette université. Il avait beau affirmer son indépendance politique, assurer qu’il était de centre gauche et qu’il était prêt à suivre ce que déciderait la majorité, rien n’y faisait et ses déclarations d’intention n’avaient pas suffi à convaincre ses pairs à la Confech.
Ce dimanche 3 juillet, il fait froid à Santiago. La nuit est tombée. Dans les studios de [la chaîne de télévision privée] Chilevisión, Giorgio Jackson répète mot à mot, point par point, ce qu’il va dire dans quelques minutes sur le plateau de [l’émission de débat] Tolerancia Cero. Ce qui s’est passé ensuite est connu de tous : le charisme avec lequel Giorgio Jackson a exposé les revendications étudiantes – un accès plus large à l’université, plus d’argent pour l’éducation et surtout la gratuité des études – a fait merveille. Sa prestation a immédiatement enflammé les réseaux sociaux. Lui-même s’est rendu compte, en rallumant son BlackBerry après l’émission, que le pari était gagné : son compte Twitter débordait de commentaires. Le lendemain matin, le voyage en métro entre son domicile et l’université s’est transformé en meeting : les passagers l’ont félicité, certains l’ont interpellé. Personne n’est resté indifférent.
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Et pourtant qui aurait imaginé que ce jeune homme d’origine italo-britannique, vivant à Las Condes, une banlieue huppée de la capitale, bachelier d’un lycée privé, étudiant de la très sélecte Université catholique de Santiago, deviendrait une figure de proue de la contestation ? Lui-même reconnaît devoir en permanence se battre contre cette image. Une image qui ne dit rien des efforts consentis par sa mère après l’accident qui a rendu son père invalide. Une image qui ne parle pas non plus des 10 millions de pesos [15 000 euros] qu’il a dû emprunter pour ses études. Une image qui ne mentionne pas plus son combat de toujours contre les inégalités. D’abord, dès son entrée à l’université, au sein de [l’association de défense des sans-abri] Un Techo para Chile [Un toit pour le Chili], puis en faisant de la politique en tant que syndicaliste étudiant.
L’art de la guerre
Son ascension a été fulgurante. Dès 2009, son dévouement, son profil technique et son indépendance politique lui ont rapidement fait gagner le respect de tous. Deux ans plus tard, il devenait président de la Fédération étudiante de l’Université catholique (Feuc) de Santiago. Entre-temps, il avait su ajouter à sa capacité de gestion un sens politique certain. Sa prestation télévisuelle à Tolerancia Cero est venue confirmer cette mue. Aujourd’hui, Giorgio Jackson et la Feuc sont devenus incontournables. “Tout le monde s’attendait à ce que les universités publiques [foyers traditionnels de contestation] Usach et Chile se mobilisent”, reconnaît le leader étudiant Camilo Ballesteros, “mais le fait que la Catho participe au mouvement nous a beaucoup aidés. C’est la preuve de son ampleur.” Ballesteros et Vallejo, tous deux militants communistes, ont cependant noué des liens d’amitié solides avec Jackson. Même au palais de la Moneda [siège de la présidence chilienne] on s’inquiète de son avenir : “S’il jette l’éponge, le mouvement étudiant sera entre les mains des plus radicaux.”
Ces jours-ci, dans la sacoche du jeune homme traîne un petit livre : L’Art de la guerre, de Sun Tzu. Une des phrases les plus célèbres de cet ouvrage antique explique qu’“une armée victorieuse gagne avant de penser à combattre”. Giorgio Jackson, peut-être sans s’en rendre compte, semble être dans cet état d’esprit. “Il y a des choses qui sont déjà acquises, comme l’amélioration de la qualité de l’enseignement ou la fin de l’inscription au fichier des mauvais payeurs de ceux qui ne parviennent pas à rembourser leurs prêts étudiants. Mais il reste encore beaucoup à obtenir. Il faut un changement de paradigme dans le système éducatif chilien, et pour cela un référendum me paraît être une bonne idée.”
La proposition semble improbable. Mais guère plus improbable que ce qu’a vécu Giorgio Jackson ces trois derniers mois. Comme être au milieu de dizaines de milliers de personnes et se sentir tout petit, débordé. Comme taper sur une casserole pour la première fois de sa vie en pleine nuit à Santiago. Pas plus improbable non plus que cette promenade aux côtés de Camila Vallejo et de Camilo Ballesteros dans les rues d’Antofagasta. Une balade au cours de laquelle les gens les ont arrêtés, applaudis, photographiés et ont trinqué en leur honneur. Eux qui expliquent à qui veut l’entendre qu’ils sont “des jeunes comme les autres” n’ont eu ce soir-là qu’un seul commentaire : “Dans quoi nous sommes-nous fourrés ?”